Chapitre seize

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Quand on vit différent, on meurt différent.

✉ - 73.

Je cherche la force en moi de venir te voir. Je la cherche chaque jour mais elle ne vient pas. Ne crois pas que je t'abandonne, je viendrai, je te le promets.

J - 67

J'ai conduit sans savoir où j'allais, sans but, sans réfléchir et je me retrouve ici, devant ce grand portail en fer forgé, qui n'a plus la même signification maintenant. Je ne sais pas si je suis prêt, je ne sais pas si j'en ai le courage mais je suis là. Je ne suis pas revenu depuis l'enterrement. Une part de moi refuse d'admettre qu'une pierre tombale porte son nom. Je crois que c'est ça qui est vraiment dur à accepter, qu'il appartienne à cet endroit maintenant.

J'ignore l'heure qu'il est, le temps n'existe plus depuis qu'il n'est plus là. Il fait nuit. Est-ce que c'est ça qui m'a donné la force de venir ici ? La nuit. Comme si c'était plus simple de souffrir dans le noir, comme si c'était plus facile d'avoir mal quand il fait sombre. Comme si la nuit à elle seule renfermait toutes nos peines.

Je passe devant la tombe de Samantha et celle d'Ernest. Ça me serre le ventre de ne pas m'arrêter, je n'étais jamais allé plus loin avant, je n'avais aucune raison d'aller plus loin avant. Harry n'a pas pu être enterré à côté d'elle par manque de place. La vie tue trop de gens. Je déteste le fait de connaître une autre partie de ce cimetière. Avant je venais ici pour être avec lui, maintenant je viens le voir. Chaque pas qui me rapproche de lui, me détruit un peu plus de l'intérieur. Je me retrouve devant sa tombe, devant cette phrase, sa phrase, celle qu'il avait écrite pour Samantha. J'ai demandé à son père si on pouvait la faire graver pour lui aussi, il a accepté. J'aurais aimé en écrire une moi-même, mais je n'ai jamais été doué avec les mots. Je ne suis pas comme lui.

« Quand on vit différent, on meurt différent. »

Tu étais différent Harry, tellement différent mais tu avais tort, la mort est la même pour tout le monde. Elle n'est que souffrance, peine et vide. Manque. Un manque si fort qu'il tue lui aussi. En te tuant, tu m'as tué moi aussi.

J'aurais aimé lui dire ces mots-là à voix haute, mais il ne les aurait pas entendus. Je ferme les yeux, j'imagine son corps sous le béton, enfermé dans ce cercueil. Je le revois me tenir dans ses bras, m'embrasser. Je revois son sourire, ses cheveux qui tombent devant ses yeux. Ses yeux verts qui m'ont rendu dépendant de lui. Je revois chaque trait de son visage, la douceur de ses lèvres. Ses mains bien plus grandes que les miennes que j'aimais tenir, ses doigts que j'enlaçais chaque soir, chaque nuit. Tout ça, ce ne sont plus que des souvenirs, il n'est plus qu'un souvenir. Son corps est en train de se décomposer sous mes pieds. Il ne reste plus rien de lui. Il est étendu à quelques mètres de moi sous terre, sans vie, sans âme. Il ne pourra plus jamais me tenir dans ses bras, je ne sentirai plus jamais son cœur battre contre le mien. Je ne reverrai plus jamais ses yeux, ni son sourire. Maintenant j'enroule seul notre bout de tissu autour de mon poignet. Je tombe à genoux et m'étends à moitié sur sa tombe, à plat ventre. Je fixe le vide, je cherche à ressentir sa présence, sa chaleur mais il n'y a rien, rien que du froid. La pierre est froide, sans vie. Je ne ressens pas sa présence, je ne ressens pas sa douceur. J'ai tellement besoin qu'il me prenne dans ses bras, qu'il me dise qu'il est là, que tout va bien, que tout ça n'est qu'un mauvais rêve.

Je me brise sous la douleur, je le sens à l'intérieur de moi. Je ne me déchire pas, c'est bien plus douloureux que ça. Des millions de petites fissures qui se répandent dans tout mon corps, elles m'envahissent lentement. Je suis tellement malheureux, que je suis incapable de bouger. Je ferme les yeux, j'essaie de toutes mes forces de l'imaginer à mes côtés, j'essaie de toutes mes forces d'imaginer ses bras autour de moi qui me réconfortent. Mais rien, il ne se passe rien, sauf cette douleur qui grandit encore comme si elle n'avait pas de limite, pas de fin.

"Tu ne peux pas te laisser mourir Louis."

Combien de fois on m'a répété cette phrase quand j'étais à l'hôpital ? Tellement, qu'elle a perdu tout son sens. Je veux me laisser mourir, j'aimerais tellement en être capable, mettre fin à toute cette souffrance, mais comment peut-on se laisser mourir quand on est déjà mort à l'intérieur ? Je n'ai pas la force de mourir, seulement de souffrir. Je suis enfoui sous la souffrance, elle est tellement dure que je sais qu'elle finira un jour par m'étouffer. Je n'ai pas la force de me battre, je n'ai pas la force de lutter. Je sais seulement que je suis allongé là, dans quelques heures je le serai dans son lit. La douleur sera la même, elle n'a pas d'endroit, pas d'heure, pas de pause, elle est constante tout comme le vide et le manque. Je dois vivre avec.

Je pensais que venir ici m'apaiserait, j'avais tort. Je ne suis pas apaisé, il n'est pas là. Il est peut-être enterré ici, son corps est peut-être juste au-dessous de moi, mais il n'est pas là. Il n'y a plus rien de lui nulle part.

J'aurais aimé trouver le même apaisement que lui trouvait à venir ici, à être auprès de Samantha. La seule chose que je comprends, c'est la peur qu'il avait de se réveiller seul. Je la ressens chaque matin quand j'ouvre les yeux, chaque heure, chaque seconde. Il me fait vivre ce qu'il a vécu. J'aimerais le détester pour ça, je voudrais lui en vouloir de m'infliger tout ça mais je n'y arrive pas. J'ai l'impression que la seule émotion que j'arrive à ressentir est de la peine. La terre continue de tourner, alors que mon monde à moi s'est arrêté. C'est injuste, pourtant je n'ai pas la force de la détester elle non plus, je la laisse tourner sans exister.

Il est devenu Samantha, je suis devenu lui. Je ne mérite pas ça, lui non plus ne le méritait pas.

✉ « La mort n'est rien : je suis seulement passé dans la pièce à côté.

Je suis moi. Vous êtes vous.

Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.

Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné.

Parlez-moi comme vous l'avez toujours fait, n'employez pas un ton différent.

Ne prenez pas un air solennel ou triste.

Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.

Priez, souriez, pensez à moi, priez pour moi.

Que mon nom soit prononcé à la maison, comme il l'a toujours été, sans emphase d'aucune sorte, sans une trace d'ombre.

La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été. Le fil n'est pas coupé.

Pourquoi serais-je hors de vos pensées, simplement parce que je suis hors de votre vue ?

Je ne suis pas loin, juste de l'autre côté du chemin. »

- Henry Scott-Holland

✉ C'est le poème que le prêtre a lu à ton enterrement. Je pleurais trop pour l'entendre, mais je sais que c'était celui-là car c'est moi qui l'ai choisi. Ton père était d'accord avec moi, c'est le poème qui a été lu à l'enterrement de mon grand-père, il représentait beaucoup pour moi.

✉ Je ne sais pas s'il existe réellement un paradis, mais je sais que tu n'es pas en enfer, tu étais une personne bien trop gentille pour te retrouver là-bas. J'espère juste que tu n'es pas seul, que tu as retrouvé Samantha. Tu ne peux pas n'être plus qu'un corps dans un cimetière, c'est impossible. J'ai besoin de croire que tu es heureux maintenant. J'ai besoin de croire que tu vas bien, peu importe l'endroit où tu te trouves.

« Il y a des êtres qui se sont si profondément imprimés en nous qu'on porte à jamais leur empreinte. » - Catherine Cusset

DEGRADATION Tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant