Chapitre dix-huit

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J - 49

Barthelomé est de garde encore cette nuit, je le vois de moins en moins. Je crois que ma présence lui fait trop de peine et lui rappelle Harry, mais pas d'une façon positive vu mon état. Je m'en veux, mais je suis incapable d'aller vivre chez mes parents. Manuel est parti une semaine après l'enterrement, c'était trop dur pour lui de rester ici, il a pratiquement élevé Harry. Je ne sais pas où sont Connard et Hope, ils doivent être dans le jardin. La solitude m'oppresse ce soir.

Il est 22h, je n'ai toujours pas mangé. Je descends à la cuisine. Je m'arrête à l'entrée de la pièce, tout me semble vide, encore plus que d'habitude. Il y a de la vaisselle dans l'évier, je la fais. Des cartons de pizzas, des restes de plats à emporter et autres boîtes de traiteur traînent un peu partout, je les jette. Harry aurait détesté voir tout ce bazar, depuis que Manuel est parti, la maison est à l'abandon. Barthelomé n'est presque jamais là et moi je quitte la chambre seulement pour manger et encore parce que j'y suis obligé. Je range un peu, tout en me disant que ça n'a pas d'importance que je le fasse, car Harry n'est plus là pour le voir. Quand j'ai terminé, j'ouvre le frigo. Les souvenirs ressurgissent seuls, je n'ai pas la force de les repousser. Je nous revois la première fois qu'on a fait la cuisine tous les deux, l'omelette complètement horrible, que seul Connard a été capable de manger. Je referme le frigo, je n'ai pas faim, je devrais m'en vouloir car je ne tiens pas ma promesse mais je suis seul, personne ne le saura. Je n'ai pas choisi de ne plus avoir d'appétit, ce n'est pas de ma faute, c'est comme ça, c'est tout. Harry non plus n'a pas tenu ses promesses. Je quitte la cuisine.

C'est la première fois que je me balade réellement dans la maison depuis qu'il est mort. Mort. Ce mot résonne toujours aussi fort dans ma tête. Je passe de pièce en pièce, Connard et Hope sont allongés sur le tapis du salon devant la cheminée. Mes yeux se posent sur le billard, c'est trop douloureux, je détourne le regard. Instinctivement je descends au sous-sol, je le traverse et je vais m'allonger au centre du ring de boxe qu'il y a au fond. Je serais incapable de compter le nombre d'heures passées à le regarder s'entraîner, se défouler, pendant que je jouais aux jeux vidéo sur la télévision installée à côté. Je crois que ce soir, le manque est tellement fort, que j'ai besoin de me sentir proche de lui. Seulement ça ne fonctionne pas, je ne me sens pas plus proche de lui en étant allongé là, alors je vais dans la deuxième pièce où on passait pas mal de temps : la salle de jeux. Encore une fois ça ne marche pas, il n'est plus là pour jouer avec moi. Je pousse la porte du fond. Je me rappelle de la première fois qu'il m'a emmené ici, de l'excitation et la jalousie que j'ai ressentie en voyant la piscine intérieure. Je le réentends me dire que je suis le bienvenu, que je peux venir chez lui quand je veux. En me concentrant très fort, je pourrais presque sentir son odeur. Je descends les marches sans prendre la peine de me déshabiller, je m'allonge et me laisse porter par l'eau. Je ferme les yeux, j'imagine ses bras autour de moi, j'imagine qu'il nous promène dans le bassin comme il l'a souvent fait.

Pendant plusieurs secondes je m'imagine me laisser couler et me noyer pour le rejoindre.

Quand je reviens dans sa chambre, complètement trempé, mes yeux se posent sur le cadre-photos, notre cadre-photos, sur tous les Polaroïds qui y sont accrochés. Il y en a tellement maintenant que ça forme un vrai pêle-mêle identique à celui de Samantha et lui. Inconsciemment je ne l'ai pas regardé depuis qu'il est parti, je ne voulais pas le voir. Je voulais oublier son existence. Mes cheveux et mes vêtements dégoulinent sur le tapis, ça m'est égal. Je ne veux pas de ce tableau, j'en veux plus, je ne veux plus qu'il existe. Voir toutes ces photos qui ne sont plus que des souvenirs, réaliser qu'il ne me reste plus que ça de lui justement : des souvenirs, c'est trop dur. Il n'y aura plus jamais de nouvelles photos, je ne pourrai plus jamais le photographier. Plus jamais. On n'aura plus jamais de nouveaux souvenirs ensemble. Mon cœur se serre tellement fort dans ma poitrine que j'en suffoque. J'ai du mal à respirer et comme quand j'ai ouvert le frigo, les souvenirs reviennent seuls, je n'arrive pas à les contrôler. Je suis incapable de quitter le cadre des yeux, je regarde chaque cliché comme si je voulais me faire encore plus de mal. Les images surgissent dans mon esprit comme des flashs, je revis chaque instant, chaque moment. Connard et Roucky dans le jardin de Carla, Harry qui joue au ballon avec eux. Des barbes à papa, le jour où on est retournés à la fête foraine, parce qu'il voulait refaire le manège avec les chaises, parce qu'il voulait voler encore. 'Je vole Louis, je vole'. Je revois son sourire, son rire, ses cheveux partant dans tous les sens à cause du vent. C'est brusque, violent. Le gâteau que Manuel nous a aidé à préparer un après-midi. Je suis dans la cuisine. 'Maintenant vous mélangez le lait, la farine et les œufs. Doucement.' Je nous vois le faire, je vois Harry prendre le fouet et remuer prudemment, je me vois regarder par-dessus son épaule.

DEGRADATION Tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant