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J - 55
Je n'arrive pas à savoir comment défile le temps, s'il passe rapidement ou si au contraire il s'est arrêté. Harry est mort il y a quarante-cinq jours et je ne sais pas si c'était hier ou si c'était il y a une éternité. Il m'arrive souvent de lui parler dans ma tête, de lui dire ce que je ressens, mais sans prononcer un seul mot. Par moment, j'ai l'impression qu'il m'entend et ça me fait du bien, à d'autres moments ça ne fait qu'agrandir le gouffre en moi, car je sais qu'il ne m'entendra plus jamais.
Je refuse de voir des gens. Liam me téléphone tous les jours, je rejette ses appels et quand je ne le fais pas, quand je décide de lui répondre, je lui dis que tout va bien, que j'ai seulement besoin d'être seul. Je ne trompe personne avec mes mensonges, j'en ai conscience, mais je mange alors je pense qu'ils se disent que je vais un peu mieux. Le père d'Harry mis à part, c'est la première fois que les personnes qui m'entourent sont face à un tel drame. Je crois que personne ne sait comment agir avec moi. Moi non plus, je ne sais pas comment agir avec moi-même, je me laisse porter en laissant les jours défiler. C'est Harry qui est mort, pourtant c'est moi qui ne vis plus. La douleur en moi ne s'est pas atténuée, ni le vide, le manque a grandi lui. Je ne cherche pas à gérer quoi que ce soit, j'avance comme un automate.
Quelqu'un frappe à la porte de la chambre, je ne réagis pas tout de suite, trop perdu dans mes pensées. C'est Connard qui me ramène à moi en glapissant, quand ça frappe à nouveau. Je regarde l'heure sur le radio réveil, 20h03. Je m'entends dire "entrez" avant même de le réaliser. La porte s'ouvre sur Barthelomé.
"Bonsoir Louis.
- Bonsoir..."
Je réponds un peu mal à l'aise en me redressant dans le lit, parce que j'y ai passé la journée et que je sais que ça l'inquiète, quand je reste enfermé comme ça. "Je ne te dérange pas ?" Je secoue la tête alors il entre en laissant la porte entrouverte derrière lui, Connard et Hope en profitent pour se faufiler et aller se balader dans la maison. Il s'assoit au bord du matelas, il semble très fatigué lui aussi, de plus en plus chaque jour.
"Comment tu te sens aujourd'hui ?
- Je vais manger."
Je dis tout de suite de peur qu'il soit venu me voir pour ça. "Je n'ai pas vu l'heure, c'est pour ça mais je vais manger, c'est promis." Je ne veux pas rentrer chez mes parents, je veux rester ici et je n'oublie pas que c'est la condition. Il essaie de me sourire de façon rassurante, mais ça sonne faux car lui aussi est trop malheureux pour sourire pour de vrai. "Je sais, je ne suis pas venu te parler de ça." Je le regarde, j'attends qu'il continue en jouant avec le bout de tissu autour de mon poignet, notre bout de tissu. Je ne le quitte jamais, sauf quand je vais à la douche. Il observe mes gestes avant de reprendre :
"Ton père et moi pensons que cela pourrait te faire du bien de voir un psychologue."
Depuis mon hospitalisation, je sais qu'ils se parlent souvent tous les deux. Je vis avec Barthelomé, dans sa maison, mais je crois que mon père veille sur moi à distance. Je fronce les sourcils. "Un psychologue ?" Il hoche la tête.
"Un psychologue oui.
- Vous en voyez un, vous ?"
Je me rends compte que ma question le prend au dépourvu, pourtant il répond sincèrement.
"Non, je n'en vois pas.
- Alors pourquoi je devrais en voir un, moi ?"
Je joue de plus en plus nerveusement avec le bout de tissu, je tords mes doigts dedans.
"Parce que cela pourrait t'aider."
Harry voyait un psychologue, pourtant ça ne l'a pas empêché de se suicider. Ma gorge se serre en réalisant ça. "Je ne saurais pas quoi dire..." Et c'est la vérité. Si je me retrouvais face à un psychologue je ne saurais pas quoi lui dire, je ne sais même pas si je serais capable de parler vraiment. Ce que je ressens est personnel et je n'ai pas envie de le partager avec qui que ce soit. Puis pour dire quoi au fond ? Que je suis malheureux ? Qu'il me manque ? Que j'ai un gouffre en moi tellement grand, que j'ai l'impression d'être au bord du Grand Canyon prêt à sauter à chaque seconde ? Que je veux qu'il revienne, qu'on me le rende ? À quoi bon parler de tout ça ? Il ne faut pas avoir fait des années et des années d'études pour se rendre compte que je vais mal et que ça ne changera rien, aucun psychologue ne pourra me le ramener.
"Tu pourrais essayer.
- Je ne sais pas..."
On vit le même deuil, ce n'est pas juste qu'il me demande à moi de voir un psychologue sans en voir un lui aussi.
"Je dois partir travailler, je suis de garde cette nuit, mais tu me promets d'y réfléchir ?"
Je hoche la tête. Sans mot ce n'est pas une vraie promesse, parce que je ne crois pas que j'ai envie d'y réfléchir. Je ne sais pas comment il fait pour aller travailler, pour continuer à vivre, moi je suis à peine capable de penser, de penser à autre chose qu'Harry, de penser réellement. Il ne vit pas lui non plus, je crois qu'il se plonge dans le travail pour ne pas laisser la douleur l'ensevelir. Je crois qu'il fait tout ce qu'il peut pour sauver la vie d'inconnus, parce qu'il n'a pas réussi à sauver celle de son fils. Aucun parent dans le monde ne devrait enterrer son enfant, c'est pas juste. Ce n'est pas dans l'ordre des choses. Il n'aurait jamais dû avoir à enterrer Harry. La vie est injuste.
✉ - 55.
Ton père est très malheureux.
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Je ne veux pas voir de psychologue, je ne veux pas voir Liam, ni mes parents. Je ne veux voir personne, je veux juste qu'on me laisse tranquille avec Harry. Quand je suis seul, je m'enferme dans ma tête et je m'imagine avec lui. Quand il y a des personnes autour de moi, je ne peux pas faire ça, je suis obligé d'être présent, d'exister. Leur présence me rappelle la réalité et elle est trop dure à accepter pour l'instant. Je sais qu'il n'est plus là, j'en ai conscience, je ne me voile pas la face, mais je ne suis pas encore prêt à ouvrir les yeux pour de vrai. Tout comme je sais que la douleur et le manque que je ressens ne vont jamais disparaître. Je dois apprendre à vivre avec, avec ce mal et ce vide qu'il y en a en moi, seulement je ne m'en sens pas capable. Je ne suis pas capable de vivre sans lui.
« Le temps guérit les blessures. »
Je n'y crois pas une seule seconde, ce n'est pas de temps dont j'ai besoin, mais de lui.
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DEGRADATION Tome III
FanfictionAprès tout ce temps, voici enfin le dernier tome de l'histoire. J'espère que vous l'aimerez autant que j'ai aimé l'écrire. Bonne lecture. ♡ RÉSUMÉ Quand on vit différent, on meurt différent. Si on cherche sur Internet la définition de l'Amour, on...