Chapitre dix-neuf

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J - 35

Je me gare sur le parking de l'université et coupe le contact. Je ne suis pas revenu ici depuis la veille du suicide d'Harry. C'est difficile de penser à ça, pourtant c'est la réalité, un jour avant, nous étions là tous les deux, tout se passait bien, c'était une journée tout à fait normale. On est allés chacun à nos cours respectifs, puis on s'est retrouvés pour déjeuner avant de retourner en amphi pour le reste de l'après-midi. Le soir nous avons mangé avec son père, avant d'étudier une bonne partie de la soirée. On a fait l'amour puis on s'est endormis. C'était vraiment une journée banale, il ne m'avait pas semblé aller mal ou être triste, rien ne laissait présager, ni même envisager ce qu'il comptait faire. Il n'a rien fait d'anormal ou de différent qui aurait pu me mettre la puce à l'oreille. À aucun moment je n'ai eu l'impression qu'il me disait au revoir, rien, pourtant le lendemain je me suis réveillé seul.

La dernière fois que je suis venu ici, Harry était vivant. Je crois que je commence à réaliser que rien ne sera jamais plus comme avant. Au-delà de sa mort, du manque et de la souffrance que je ressens, tout le reste va changer aussi, toute ma vie. Tous les endroits où nous allions tous les deux ne seront plus jamais les mêmes. Les plats qu'on mangeait, les routes qu'on prenait, les restaurants où on allait, les films qu'on regardait, les musiques qu'on écoutait, tout sera différent. Le fantôme de sa présence sera partout, est partout. C'est dur de revenir ici en sachant que c'est le dernier endroit, hors de sa maison, où nous sommes allés tous les deux. C'est dur de réaliser qu'à l'avenir, il n'y aura plus de "nous" juste "je", juste moi. Moi sans lui. C'est dur de réaliser qu'un jour avant on étudiait, on allait en cours, on mangeait, on faisait l'amour et le lendemain plus rien. C'est dur d'accepter que tout se soit arrêté aussi vite.

Est-ce qu'il le savait à ce moment-là ? Est-ce qu'il savait qu'il allait le faire ? Est-ce que quand on étudiait, il faisait juste semblant, parce qu'il savait qu'il n'en aurait plus jamais besoin ? Est-ce que quand on mangeait, il savait que c'était son dernier repas ? Est-ce que quand on a fait... mon cœur se serre douloureusement... est-ce qu'il savait qu'il m'embrassait pour la dernière fois quand on a fait l'amour ?

Je mets presque cinq minutes à me reprendre et à trouver le courage de sortir de la voiture. Je récupère le carton vide dans le coffre. Je m'arrête en premier à mon casier, je vide sans délicatesse tout ce qu'il y a dedans, et je referme la porte. Tout le monde est en cours à cette heure-ci, les couloirs sont presque vides, pourtant j'ai l'impression que chaque pas que je fais est un peu plus dur que le précédent, comme s'il y avait une foule d'un monde qui me tirait en arrière. Je me retrouve face à son casier, je pose le carton au sol et déverrouille le cadenas. C'est la date de naissance de son père. Contrairement à mes affaires, je prends soin des siennes. Je pose chaque livre délicatement dans le carton, chaque cahier, il y aussi une de ses vestes, un pull, une bouteille d'eau, un paquet de gâteaux, des stylos. Je prends mon temps. Je crois que j'avais l'espoir stupide qu'il y ait une lettre qui m'attende, une lettre qu'il aurait écrite pour moi et qui m'expliquerait pourquoi il a fait ça, mais il n'y en a pas. Il y a une photo de nous sur la porte intérieure, je la décroche et reste un long moment à la regarder. Je ne sais pas combien de temps passe, mais c'est le bruit qui m'entoure qui me ramène à moi, je n'ai pas entendu la sonnerie pourtant le couloir est rempli maintenant. Je pose la photo avec le reste de ses affaires et ferme le casier. Tout comme pour le mien, je ne remets pas le cadenas, ils ne nous appartiennent plus maintenant. Je récupère le carton et me retourne. Je regarde les gens qui m'entourent, en me perdant dans mes pensées. Je les observe. Il y a ce couple appuyé contre le mur qui discute, cette fille qui range ses livres dans son cartable, ce garçon la tête baissée sur son téléphone qui bouscule les gens parce qu'il ne regarde pas où il va. Je me demande si eux aussi ont une histoire, si toutes ces personnes vivent des choses aussi importantes que moi. S'ils sont heureux ou malheureux. Si on faisait attention à eux, si on apprenait à les découvrir, est-ce qu'on pourrait écrire une histoire sur eux ? Des pages entières sur leur vie. On vit tous, on a tous des histoires différentes, je me demande qu'elles sont les leurs. Est-ce qu'il y a quelqu'un autour de moi qui souffre autant que moi ?

DEGRADATION Tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant