Quatrième Mouvement

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Il est plutôt gentil. Il est drôle et compréhensif, mais je ne lui parlerai pas de Cerbère. Jamais. Je sais que si je le faisais, il se détournerait de moi. Je ne serais à ses yeux qu'une paria, une pauvre gamine malchanceuse. Non pas que son avis soit d'une quelconque importance pour moi, je le connais à peine. Tout ce que je sais de lui, pour le moment, c'est qu'il aime les yaourts aux fruits... Oui, il parle beaucoup. Ce garçon rit et sourit quasiment tout le temps et j'apprecie cela dans son attitude.

Nous sommes en train de marcher vers la sortie du lycée, et vu que nous allons au même endroit, nous y allons ensemble.

— Du coup, toi aussi tu as fini les cours ? me demande Léo soudainement.

— Oui, je finis à trois heures le mardi, normalement.

— Comme toutes les premières. C'est bien d'avoir un jour où l'on finit tôt, tu ne penses pas ?

Notre discussion est d'une platitude extrême. Elle me donne envie de m'enfuir en courant. J'ai honte du peu de choses que j'ai à dire, mais je n'ai pas souvent quelqu'un à qui parler. De plus, ma tête me lance encore, et je crois que j'ai une bosse. Pourtant, mon interlocuteur a l'air intéressé et non pas ennuyé. Si ça peut lui fait plaisir...

— Peut-être... Mais à cause de ça, on finit à dix-huit heures tous les autres jours !

Heureusement, je ne suis là que deux fois par semaine. Je termine les cours à dix-huit heures le jeudi seulement.

— C'est vrai, c'est tellement ennuyeux à force ! Et si long... Oh, regarde Rose !

Je regarde dans la direction indiquée par Léo et remarque une petite silhouette rebondie se diriger vers nous, arrivant par le couloir de gauche.

— Tu crois que c'est Madame Tournelle ? Mince, j'espère qu'elle ne sait pas que c'est moi qui ai pris les sujets du dernier contrôle d'espagnol...

Mon sauveur a l'air tendu pour la première fois de la journée. Moi qui pensais qu'il prenait tout à la rigolade. Mais ce n'est pas la professeure en question. Je reconnais la personne avant même de la regarder. Je suis comme clouée sur place... C'est Adèle. Le lycée a dû l'appeler pour la prévenir que j'avais fait une crise, mais je ne m'attendais pas à la voir si tôt. Super. Je n'ai aucune envie de me faire remonter les bretelles devant mon nouvel ami. Elle aussi a remarqué que j'étais là et accélère sa cadence de marche déjà rapide.

— Rose !

Je soupire et baisse les yeux. Pourquoi faut-il que le sort s'acharne sur moi ? J'aime beaucoup Adèle, mais j'aurais préféré qu'elle me laisse tranquille, du moins jusqu'à la sortie du lycée.

— Rose ! répète-t-elle. Quand le directeur de l'établissement m'a appelé pour me dire que tu avais fait un malaise, j'ai cru mourir de peur. Tu aurais pu y passer !

Elle arrive à mon niveau et me prend par les épaules en me regardant droit dans les yeux, sans aucun regard pour mon sauveur, comme si elle se fichait éperdument de lui. Ce qui doit être le cas, d'ailleurs. Je me prépare à son explosion de colère, les poings serrés.

— Promets-moi de ne plus jamais me refaire cela, supplie-t-elle simplement, la tristesse et l'appréhension déformant les traits de son visage.

Je jette un coup d'œil à Léo et constate que ce dernier a l'air ahuri, et un peu gêné. Je suis moi aussi surprise. Je pensais essuyer un nombre considérable de reproches, mais ma protectrice a plus l'air attristé qu'en colère. Je soupire et souris à gouvernante. Ce n'est pas vraiment moi qui décide...

— D'accord... J'essaierai.

Adèle semble soulagée, tout à coup. Ses traits se détendent, et je me rends compte à quel point j'ai dû lui causer du souci. Elle a toujours veillé sur moi, et je ne veux pas qu'elle se rende malade par ma faute. Je baisse la tête et me mords la lèvre inférieure, si fort que je sens le goût âpre et métallique du sang dans ma bouche.

— Pardon.

M'excuser me fait du bien. Je me sens moins coupable, plus sereine. Au fond de moi, Cerbère s'est réveillé et je me rends compte avec tristesse qu'il n'était jamais parti. Il sera toujours là pour m'écraser, m'oppresser et me planter un couteau dans le dos.

— Ce n'est pas grave, c'est fini, maintenant. On rentre, Rose.

Elle me prend la main, action qu'elle n'a que très peu effectuée, même durant mon enfance. Adèle n'a jamais été très affectueuse avec moi, même si elle était là quand j'avais besoin d'elle. Ce geste me touche, et je la suis docilement. Je sens toutefois la présence de mon sauveur derrière moi. Je tourne la tête et articule un "merci" silencieux. Léo me répond en levant le pouce vers le haut comme pour me signifier que tout va bien, un large sourire gravé sur son visage. Visiblement, il n'est pas vexé de l'attitude de ma gouvernante. Je suis soulagée, mais, je ne sais pas pourquoi, j'ai envie de pleurer.

~

Je pose mon instrument sur le sol froid de la cave. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai toujours aimé jouer en cet endroit. J'ai toujours adoré le contact du béton glacé sur mes pieds nus pendant que mes mélodies retentissaient. Jouer les pieds à l'air me permet d'être en contact direct avec le sol, de me connecter au monde, en quelque sorte. Ce que je dis peut paraître risible, voire même ridicule, mais c'est ce que je ressens. Et ma musique en est parfois (mais rarement) sublimée.

Aujourd'hui, elle l'était. En rentrant du lycée, je me sentais bien, j'ai donc pris mon violon et je suis descendue jouer dans cette cave, au sous-sol, endroit où personne ne vient jamais me déranger. Je n'ai pas encore trouvé ce que je recherche, mais je ne suis plus très loin. Je peux le sentir. Bientôt, je trouverai. C'est certain.

Je décide de monter dans ma chambre. J'ai assez joué pour aujourd'hui. En sortant du sous-sol sombre et glacial, je me rends compte qu'il est plus tard que ce que j'avais cru. La nuit est totalement tombée, et un faible croissant lumineux éclaire le ciel noir. Aucune étoile n'est visible ce soir. Il y a du vent, et des nuages passent par intermittence devant cette moitié de lune entourée d'un halo de lumière blanchâtre. 

Je remarque qu'une ampoule est encore allumée dans la cuisine. Quelqu'un a dû oublier de l'éteindre. Je soupire et me dirige vers la pièce. Mais en arrivant sur le seuil, je remarque que quelqu'un est à l'intérieur. Quelqu'un que je connais, mais que je ne vois que très rarement. Je me fige, c'est mon père. Il porte son habituel costume gris, et ses cheveux poivre et sel ont poussés depuis la dernière fois que je l'ai vu. Il se retourne, comme s'il avait senti ma présence. Son visage est toujours aussi dur, fermé, et il tient un verre à la main. Je ne peux pas distinguer ce qu'il contient, mais je suis presque sûre que c'est de l'alcool.

— Bonsoir, je tente timidement, avec un petit sourire.

Mon père fronce les sourcils, comme s'il ne s'attendait pas à m'entendre parler.

— Adèle m'a dit que tu t'étais évanouie aujourd'hui, répond-il, ignorant mes salutations.

Depuis quand s'en soucie-t-il ? Il ne s'est jamais vraiment intéressé à moi... Je décide tout de même de répondre, ravalant mes sarcasmes. Je ne veux pas provoquer d'esclandres...

—Oui, au lycée.

Il hoche la tête, comme pour appuyer mes paroles. Un silence, assez pesant, s'installe. Je ne sais pas quoi dire, et mon père ne semble pas décidé à parler. Tout à coup, une question me vient à l'esprit et me brûle les lèvres, question qui me taraude chaque jour, depuis longtemps.

— Comment... Comment va maman ?

Ma voix est aiguë, presque suppliante. Je ne devrais pas demander cela, après tout, c'est de ma faute si elle est dans cet état... Mon père sursaute en entendant mes paroles et me lance un regard noir avant de poser son verre sur le bord de la table et de sortir de la cuisine, le regard empli de tristesse. Il s'en va ensuite à l'étage, sans même daigner me répondre. J'écoute le son de ses pas dans les escaliers avant d'entendre une porte claquer.

Je reste bouche bée devant la cuisine, les larmes aux yeux. Ces derniers se dirigent vers le verre que tenait mon père quelques secondes plus tôt. Si c'est vraiment de l'alcool, ça me fera du bien... J'oublierai peut-être ma souffrance un moment. Et après, je cherchais la bouteille. Je ne bois jamais habituellement, je n'en ai pas le droit. Je m'approche pour prendre le verre et remarque qu'il contient un liquide blanc. Du lait.

Elle aimait tellement ça... C'était sa boisson préférée.

Je m'assieds contre le placard sous le plan de travail et me mets à pleurer.

CerbèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant