Première Partie ~ Premier Mouvement

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J'ai toujours été seule.

Seule dans ma tête, seule dans mon cœur. Cela ne m'a jamais dérangée. Je ne connais et ne connaîtrai rien d'autre, je pense que je n'aurai jamais le temps. Eh oui, le temps... C'est ce qu'il me manque. Du temps pour vivre, rire, rêver. Ce temps dont on dispose pour faire sa vie, se marier, travailler et aimer.... Le temps que je n'ai pas et que je n'aurai jamais. À cause de Lui.

Lui. Cerbère. Je ne sais plus vraiment à quelle occasion je l'ai nommée ainsi. Je crois avoir seulement pensé à Cerbère, le chien gardien des enfers, avec ses crocs noirs tranchants, pénétrant la chair et brisant les os, causant des blessures immondes. Infâmes. Cerbère est celui qui dévore les vivants et terrorise les morts, tout en étant attaché aux Enfers pour ne pas détruire le monde.

Je trouve que ce nom lui va bien, à cette maladie qui me dévore le cœur et qui ravage mon monde à petits feux. Cette maladie, à laquelle il n'existe aucune échappatoire, aucune chance de guérison, et qui me retient prisonnière. Ce monstre qui me tient enfermé chaque jour, chaque heure, chaque minute. Comme son vrai nom était trop long, j'ai trouvé ce « surnom ». Vous avouerez qu'à sept ans, il est difficile de prononcer "cardiomyopathie hypertrophique" sans bégayer. Maintenant j'en ai seize, mais je bégaie toujours autant en prononçant ces mots. C'est comme s'ils refusaient de passer mes lèvres, qu'ils étaient coincés dans ma gorge. Cerbère fait donc l'affaire, et exprime parfaitement ce que je ressens quand je pense à mon handicap...

Mais j'ai toujours voulu être libre.

Pouvoir inspirer l'air à plein poumons sans me faire mal à la poitrine, courir dans l'herbe à en perdre haleine, ressentir la rosée tombée à l'aurore sur mes pieds nus tout en grimpant aux arbres. J'en rêve chaque nuit. À défaut de ne rien pouvoir faire de tout cela, je me contente d'observer la mer. Parfois, quand la solitude est trop oppressante, je vais me réfugier au bord de la falaise située à coté de ma maison, comme en ce moment. Je laisse mes pieds battre dans le vide au gré du vent pendant que mes cheveux bruns emmêlés fouettent mon visage, et que mes yeux me piquent à cause du sel de mer. Ici, je respire l'iode, la mer et le vent... J'inspire autant d'air que je le peux et ferme les yeux. Il y a des moments où j'aimerais bien nager en ces eaux tourmentées. Mais je ne sais pas nager. Et au bout de deux longueurs, mon cœur risquerait de lâcher.

Et je n'ai pas peur de tomber.

Le vide sous mes pieds ne me fait pas peur, au contraire. Si je tombe et que je finis dans la mer, ce ne sera pas Cerbère qui aura mis fin à ma vie. Ce serait moins douloureux, j'imagine, moins inattendu.
J'ai d'ailleurs souvent pensé à sauter. Je ne l'ai jamais fait. Je ne sais pas trop ce qui me retient. Peut-être la musique. Oui, c'est la musique. Elle est ce qui me raccroche à la vie, à la terre ferme. Ce qui me maintient la tête hors de l'eau. Quand je joue de mon violon, j'ai l'impression de me libérer, d'être dans un autre monde, où rien ne peut m'atteindre. Où, bizarrement, je ne suis plus seule, mais où je suis libre. On m'a souvent dit que j'étais douée, que j'avais un don. Pourtant, ce n'est pas ce que je ressens. Je n'ai pas l'impression d'être particulièrement douée. Parce que je n'y arrive pas...

Quand je joue, je ne trouve jamais ce que je recherche... Le problème, c'est que je ne sais pas que je recherche et je ne pense pas que je le saurais un jour. Est-ce la justesse, la technique, ou simplement le rythme ? Je ne sais pas ce qu'il manque. Ce que je fais n'est jamais assez bien, et cela me tue.

Encore plus que Lui.

Ploc.

La fine pluie de février, aussi glacée que de la neige, commence à tomber et chasse mes pensées moroses.

CerbèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant