I - 14. La chute d'Eden (1)

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4 novembre 2018 – 1200 mots


La guerre est l'ultime fléau de ce monde.
Tous les autres y mènent.
Elle mène à tous les autres.
Monstre pernicieux entre tous, elle ne se maintient que grâce à deux mensonges.
Justice.
Nécessité.

Ryujin


Eden, 25 mars 2010


Aucun des anges déchus ne voulait détruire Eden, mais une fois fait, ils se convainquirent que c'était la volonté de Samaël. Ils louèrent sa présence à leur tête, car lui seul avait eu le courage de cette action.

Jusqu'à présent, Samaël ne voulait pas vraiment détruire Eden. Il avait simplement l'intime conviction que la cité allait disparaître, comme si en lui enlevant quelques-uns seulement de ses membres, tout l'édifice s'écroulerait forcément.

Lorsqu'il vit le Stathme, ce dernier compléta le plan qui germait sans son esprit. Le chemin vers la liberté. Il n'est d'autre moyen d'être libre que d'être puissant. Pour garantir cette liberté à Erlena, sa compagne bien-aimée, ainsi qu'aux autres anges, il devait faire d'eux les nouveaux seigneurs de Daln. Ils devaient prendre la place d'Eden.

Une secousse agita la cité lorsque Samaël et l'archange sortirent du dôme où l'on conservait le Stathme. Une crevasse fractura le dallage de pierre juste devant eux. Elle courut jusqu'à une statue d'Unum, titrée « je montre la voie », le dieu angélique y levant le bras comme s'il désignait un point au lointain. Le socle se brisa en deux et le dieu chuta sans se départir de son sourire niais, ses bras et ses jambes se brisant en mille morceaux.

« Qu'y a-t-il ? demanda Erlena. Qu'arrive-t-il ?

— Eden est maintenue à sa place par un jeu de forces gravitationnelles générées par le Stathme. C'est la raison pour laquelle nous avons un poids alors que nous sommes en orbite.

— Tu as libéré le Stathme ?

— Le Stathme n'est que l'un des nombreux visages que prend Atman, l'énergie qui fait la vie et la mort, l'énergie qui donne le pouvoir. Les anges ont été pour lui des maîtres ambitieux, dans leurs jeunes années. Mais leur volonté à changer le monde s'est émoussée avec le temps. Ils se sont heurtés à la réalité : leurs lois étaient mal formées. Atman s'est lassé de cette déréliction. Il s'est trouvé de nouveaux maîtres. Toi, moi, Uriel, Arama et les autres. «

C'était trop pour elle ; il le voyait bien. Il ne l'avait ramenée que par orgueil, pour lui donner la preuve que c'était bien lui qui avait, par ce nouvel accord avec le Stathme, dégrippé la roue de l'Histoire, mis fin au règne injuste d'Eden.

« Je pensais... »

Elle croyait qu'on aurait pu sauver Eden ! Mais Samaël attrapait ses pensées au vol et décousait chacun de ses arguments.

« Prendre le pouvoir à la place du Chancelier Pierre ? Il n'en a aucun lui-même ! Il faudrait renvoyer les secrétaires, les ministres, les délégués, les diplomates. Il faudrait renvoyer tous les anges. C'est ce que je fais. Non, Erlena, ils ne souffriront pas. C'est un monde qui prend fin en un instant. C'est mille fois préférable que de vivre des années de décadence. »

Avant d'en arriver au cœur de sa pensée :

« Toi-même, tu le désirais, Erlena. Je l'ai fait pour toi. C'est parce que j'ai ce courage que le Stathme m'a choisi. »

Les immeubles les plus lointains oscillèrent comme si, dotés de vie, ils s'ébrouaient. La cité s'agitait de tremblements. Les plus infimes oscillations jetaient des tours les unes contre les autres. Des crevasses plus profondes se formèrent, qui descendaient aux niveaux inférieurs, où la charpente métallique éclatait comme du verre.

La bulle d'air qui entourait Eden serait la dernière à se briser.

« Écoute-moi, Erlena, tempêta Samaël. Est-ce qu'une force quelconque t'empêche de décider toi-même de tes actions ? Est-ce que tes mains sont menottées par Unum ? Tu vois encore Eden et Daln régies par deux lois différentes. Nous n'avons de compte à rendre à aucun dieu. Unum n'existe pas ! Il n'y a en cet univers qu'une loi naturelle, qui donne au plus fort le droit de prendre ce qu'il veut. »

Oui, il en était maintenant certain. Ils pouvaient tuer des millions d'anges s'ils le voulaient ! L'univers le permettrait, mieux, il s'en féliciterait : rien ne pouvait être construit sans qu'autre chose fût détruit. Voilà pourquoi Eden devait prendre fin.

« Les molécules détruisent d'autres molécules, les bactéries détruisent d'autres bactéries, les hommes détruisent d'autres hommes, les trous noirs dévorent les galaxies, et les idées détruisent d'autres idées. Il en est ainsi. Aucune loi n'est légitime si elle n'a pas les moyens de s'imposer. Or la loi d'Eden ne s'impose plus à personne, même pas sur Eden elle-même : il est temps qu'elle prenne fin.

— Avons-nous le droit...

Nous avons tous les droits ! Notre liberté, contrairement à tout l'ordre établi par Eden, a un sens. Elle s'inscrit dans le reste de l'univers. Pour construire, il faut détruire. Et s'ils ne veulent pas être détruits, qu'ils m'en empêchent ! Que le Chancelier Pierre apparaisse devant nous et soutienne la cité sur ses épaules !

— Je sais. Je suis là. »

Le titange écarta le voile qui le maintenait invisible, donnant à Samaël l'impression désagréable qu'il aurait dû voir venir ce colosse, dont chaque pas faisait trembler le sol, et qui pourtant promenait un regard d'une immense douceur sur sa ville en perdition.

« Es-tu satisfait de toi, Samaël ? » l'interrogea-t-il.

Une vague de poussière les balaya comme une tempête de désert. Les effondrements se faisaient écho d'un bout à l'autre de la ville, comme les cris horrifiés des anges impuissants, paniqués, qui fuyaient vers les transférateurs. Pierre semblait avoir tout son temps. Le titange, seul de son rang dans Eden, se tenait face à Samaël comme s'il voulait connaître très précisément ce qui avait causé la fin de son mandat et emporter ce savoir dans l'au-delà.

« Très satisfait, ricana l'ange gardien. J'ai gagné contre vous et votre ordre de pantins. Une nouvelle ère s'ouvre sur Daln. »

Samaël appela à lui une lame d'air. L'atman n'avait jamais aussi bien répondu à ses ordres et il sentait que cela n'irait qu'en s'améliorant. L'atmosphère se solidifia au bout de son bras ; il envoya le javelot en direction du cœur de Pierre, où il traversa le titange, qui se révéla n'être qu'une image.

Maudit soit-il !

Il évalua la distance jusqu'à la Chancellerie, où le titange devait l'attendre. Le pouvoir et la volonté imposaient qu'il relève son ultime défi.

« Regarde » dit Erlena.

En périphérie de la cité, les gravats des éboulements s'envolaient. Des vagues de gravité secouaient Eden comme les prémisses de la rupture finale. Samaël se tourna vers sa compagne. Il tenait trop à elle pour pouvoir lui laisser la liberté de le suivre, aussi la renvoya-t-il sur Daln d'un simple geste du bras. Quand l'espace se referma sur l'archange en clignant de reflets violacés, il fut flatté de la facilité avec laquelle la magie, naguère science de la frustration, obéissait au moindre de ses désirs. Le pouvoir infini de l'atman !

Il décida de s'envoler. Des ailes transparentes, immatérielles, grandirent sur ses épaules pour combler son désir. Samaël s'arracha du sol secoué de sursauts et bondit en direction de la Chancellerie.


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Ah, comme si le bouquin devenait enfin sérieux.

Dans le prochain chapitre, on se tape dessus.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant