Épilogue

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2 janvier 2019 – 1000 mots


La majorité des débris d'Eden s'est abîmée à trois mille lieues à l'Est de la côte salvane, sur une zone de plus de mille lieues de côté. À cet endroit se trouve aujourd'hui une statue.

L'ange est installé sur une île artificielle. Sa construction, loin de toute terre, a représenté un immense défi, auquel les derniers anges d'Eden ont consacré leurs ultimes forces. L'entreprise von Zögarn & cie, dirigée par le fantasque milliardaire Adrian von Zögarn, s'est faite le mécène de cette formidable affaire. D'ailleurs, nombre d'experts affirment que c'est à cause de cette construction, qui a englouti un dixième de son chiffre d'affaire, que la corporation a fait faillite, malgré son excellente santé économique cinq ans plus tôt. À ceux qui me demandent mon avis sur la question, je réponds souvent : que voulez-vous que je sache ?

Haut de trois cent mètres, l'ange est une véritable montagne artificielle. Il est constitué d'un béton conçu pour résister mille ans, coulé sur une armature en titane. Son poids est colossal. Aucune voie maritime ne passe à proximité, si bien que, hormis les navires de croisière qui offrent ce spectacle à leur riche clientèle, l'ange est seul sur son rocher.

Nonobstant quelques cartes postales, plus souvent des fausses photos d'un dessin ou d'une maquette, il existe très peu de représentations de l'ange ; comme si le souvenir d'Eden était encore trop vivace ; comme s'il fallait jeter un voile sur ce deuil que nous portons, nous, les trois races de Daln.

Plus personne aujourd'hui, sur cette planète, ne se dit ange ; cela équivaut à dire qu'ils ont disparu. Les derniers se cachent parmi nous pour vivre leurs dernières décennies paisiblement.

J'ai moi-même vu l'ange. J'ai assisté à son inauguration. Je me trouvais sur un navire au large, à une ou deux lieues de distance, un invité parmi d'autres. Je retrouvais le microcosme que l'on appelle souvent, à raison, le « monde », cette clique de bienfaiteurs, philanthropes, artistes, écrivains, journalistes, politiciens, financiers, qui décide de tout jusqu'à prendre conscience qu'elle n'a jamais décidé de rien. Aucun ange ne se trouvait parmi nous ; certains escomptaient leur présence. Nous attendions.

Une lumière partit de la base de l'ange et remonta le long de la statue, comme un train lancé à pleine vitesse. La tête s'illumina soudain, comme un fluide doré qui coulait sur les épaules, et l'ange se trouva paré d'or, comme s'il s'apprêtait à prendre son envol. Je crois que certains d'entre nous y crurent, sur l'instant ; puis nous vîmes la lueur décroître. Avec ce dernier signe, magnifié par l'atman qu'il leur restait, les anges saluaient leur cité perdue.

Dans quelle direction regarde la statue ? Je n'en suis pas certain. D'après notre position sur ce navire, j'estime qu'elle est tournée vers le pôle Sud de Daln. Je pensais qu'elle regarderait vers le haut, dans la direction où s'était trouvée Eden juste avant sa chute en atmosphère, comme pour remonter le temps et avertir les anges. Or la statue regarde vers le sol. Elle ne se tourne pas vers le passé, mais vers nous, vers Daln et son avenir.

Nombre de menteurs, passés maître dans l'art de produire des ragots et de les colporter, prétendent que la statue reproduit le titange Pierre ou l'archange Gabriel. Je sais qu'il n'en est rien. Nous la voyions de loin, mais j'ai reconnu le modèle de la statue. Il s'agit d'une personne que j'ai connue. Je crains d'en dire plus. Peut-être lira-t-elle ces lignes. J'espère que, si tel est le cas, elle ne me tient pas rigueur de mon manque de rigueur. J'ai tenté d'être fidèle à l'Histoire, mais comment l'être véritablement, si on n'en a vécu qu'une infime proportion ?

Certains voient aussi dans la posture de l'ange celle de Kaldar, avec ces ailes à demi-ouvertes, cette main tendue comme pour annoncer la paix. Qu'il y ait un rapport au kaldarisme, cela ne m'étonnerait guère. Je crains que lui aussi ne s'efface de notre monde, et qu'avec lui disparaisse l'un des meilleurs aphorismes que nous aient donnés nos dieux : abandonne tes certitudes...

Je crains néanmoins que cette main ne fasse un geste d'impuissance ; ce regard qu'elle pose sur Daln dit à ceux qui nous succéderont : non, ne faites pas cela...

On dit que deux fois l'an, lors des marées d'équinoxe, l'eau descend jusqu'au socle de la statue. On peut alors lire des inscriptions qui y sont gravées dans la pierre. J'ignore ce qu'elles disent. Je revois quelquefois en rêve cette ange que j'ai connue. Elle sonne à la porte de ma maison et m'emmène ; nous volons au-delà de l'océan ; elle m'apprend que le message sur le socle m'est destiné. Je peux enfin le lire. Mais le texte me semble trop confus ; l'ange m'observe comme un professeur juge de son élève et me dit : non, tu n'es pas encore prêt, nous reviendrons.

Lorsque l'ange a été construit, des voix se sont élevées pour dire : nous n'avons pas besoin de cela, c'est scandaleux, n'y a-t-il pas une autre manière de dépenser notre argent... peut-être y en aurait-il eu une, si nous ne savions pas d'expérience que la mémoire est une chose volatile ; que les civilisations se succèdent et que seule la pierre leur subsiste.

Je nourris l'espoir que l'univers me donnera tort. Qu'il existe de plus grands horizons que ceux qui cernent une existence humaine ; que tout ce que nous avons perdu ne l'est pas vraiment, ou de manière seulement temporaire ; que les concepts de « vie » et de « mort » auxquels nous donnons un nom ne sont que des parties émergées d'un tout immuable et au sein duquel nous avons une place.

Dans ce cas, il viendra un jour où je saurai ce qui est inscrit sur ce socle. Je fais même le pari que j'en rirai, car cette dernière sentence, que j'aurai échoué à comprendre au cours de mes rêves, me paraîtra alors naturelle et limpide. Je saurai alors que j'aurai terminé mon chemin. Je serai devenu sage.


Bill Velt, Mémoires


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Cet énorme morceau est maintenant terminé !

Pour connaître le destin d'Adrian, Astyane, Samaël, et toute l'histoire de l'atman, vous pouvez vous précipiter sur Nolim IV : la Cité de Cristal. Cependant, comme c'est un livre Nolim, il vaudra peut-être mieux avoir lu les précédents pour reconnaître les différents personnages secondaires, enjeux et intrigues.

Vous retrouverez aussi Adrian dans la Colère du Roi et Atman dans Mecia.

Merci !


CN

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant