I - 16. Le basculement (1)

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4 novembre 2018 – 1300 mots

Quelle que soit sa nature, personne ne gagne une guerre.

Ceux qui affirment le contraire sont arrivés longtemps après, ils ont marché sur les ruines des maisons détruite et y ont fait bâtir leurs palais. Pour eux, la guerre est donc synonyme de palais.

Ryujin


Rema, capitale de Fallnir, mars 2010


Sur Terre, vers la fin du XVIIIe siècle, dans une petite fraction du monde que l'on nomme « Europe », une poignée de philosophes universalistes ont vanté les Lumières de la raison. Selon cette fantaisie encore en vogue, un débat d'idée « éclairé » voit se confronter des opinions, appuyées par des arguments, étayés par des faits et par la logique.

Ce système a connu par la suite quantité de perversions. La première est l'équivalence entre les opinions et les faits. Puisqu'un fait justifie une opinion, derrière chaque opinion se situe donc un fait ; on déterre quantité de faits pouvant convenir à telle ou telle opinion et il suffit ensuite de piocher selon l'humeur. La deuxième est la politisation des faits. En effet, toute opinion est politique. Or toute opinion est un fait. Donc tout fait est politique. L'être humain est cousin des singes, c'est un fait. – Quoi ! Bientôt, on enseignera ce délire dans les écoles ? C'est scandaleux, voyez donc, j'ai ici un livre sans auteur, libre de droits, qui dit que l'être humain est le pinacle de l'univers, construit ex nihilo en six jours sans devis, et je pense que c'est une meilleure idée de prendre à la lettre ce texte traduit dix fois et vieux de trois mille ans. Oublions un instant ce qui est vrai, prouvable, scientifique, ou toutes ces sottises ; faisons donc campagne ; tout est politique, ceux qui crieront plus fort gagneront par abandon, et vous verrez, les ignorants préfèrent le rester ; nous sommes les plus nombreux.

La troisième et plus significative est que, puisqu'une opinion ne se défend pas sans faits, qui porte une opinion appelle des faits qui la corroborent. Ce sont des faits fantômes, inventés de toutes pièces ; une fois le débat clos, ils peuvent disparaître.

Le 26 mars 2010, premier jour après la chute d'Eden, le président Gérald hurla à la mascarade orchestrée par les anges et les salvanes afin de déstabiliser Fallnir. Le Rematin, qui après trois descentes de police, avait acquis une très haute opinion des idées de Gérald, reprit son message, échafauda une théorie et fournit lui-même les faits nécessaires. Il donna les noms de fonctionnaires supposément dans le coup. Ils avaient été dénoncés de source sûre ! Des documents compromettants avaient été vus ! Des télégrammes douteux avaient été enregistrés ! Par ailleurs, en quatrième page, découvrez notre enquête exclusive ; la rumeur dit que le baron Jassois fait des infidélités à sa compagne Madeline Renan – déjà plus toute jeune, comme vous le verrez sur les dernières photos.

Le 27 mars, après une conversation téléphonique avec le gouvernement salvane, Gérald déclara que la chute d'Eden était irréfutable. Non que sa perception des faits eût changé, car il n'y avait pas de faits, il s'était simplement rendu compte que la chute d'Eden présentait des avantages politiques certains. Oubliant sa une de la semaine passée, Le Rematin retraça l'histoire d'un complot kaldarien. La religion minoritaire de Daln avait toutes les raisons de vouloir abattre la religion majoritaire ; il donna donc les noms des fonctionnaires concernés, différents de la veille, analysa des télégrammes louches et interrogea d'autres informateurs sous couverture. Quant à l'affaire Jassois, fausse alerte ou non, elle avait tout de même causé au baron un entartage par une groupie de Renan – photo à l'appui. Nul doute que de nouveaux rebondissements feraient croustiller les pages du quotidien dans les prochains jours.

Le basculement dans la dictature se produit quand le fait de reconnaître, ou non, certaines opinions-faits, décide si l'individu est ou non un ennemi de l'État. L'œil se ferme alors aussi sûrement que l'esprit : l'instinct de préservation est plus fort que la vérité. Le président dit qu'il fera beau aujourd'hui ; on sort sans parapluie ; c'est l'orage. On rentre chez soi en essorant ses cheveux. Un temps fantastique, n'est-ce pas ? – Très ! J'y retourne !

Le jour suivant la chute d'Eden, Fallnir était devenu une parfaite dictature. Tristan, qui avait la chance de posséder le bon jeu d'opinions, était aveugle à tous ces changements. Il ne comprenait pas que l'on fasse autant de cas des lois que votait Gérald et des démissions de ses ministres.

Ses parents ne possédant pas de télévision – aux trois chaînes publiques, ils préféraient les journaux – le jeune homme se rendit au cinéma de quartier en compagnie de Bénédicte. Le film de la soirée était une grosse production orkanienne dans laquelle des anges combattaient des morts-vivants assez mal grimés. Les informations publiques passaient en première partie.

On parlait de la force d'autodéfense, des campagnes de recrutement, d'un possible remaniement gouvernemental, de la présence en sous-marin du baron Jassois dans les affaires politiques, qui, rentré en urgence de Twinska, venait de démissionner de son poste actuel. Une nomination à venir ? Le président ferait-il des concessions à la noblesse ?

Tristan se sentait un petit rouage dans ces événements. Mais faisant partie du rang, ces choses qui se déroulaient à des lieues de lui avaient une proximité rassurante. D'ailleurs, les comptes-rendus journalistiques l'ennuyaient, il avait l'impression que sa position privilégiée lui permettait déjà de tout savoir.

« Je n'ai pas revu le fils Gillian, dit-il à Bénédicte. Ses parents l'ont viré ?

— Il est parti.

— Comment ça, parti ? »

Bénédicte, qui semblait beaucoup plus concernée par les informations, ne le regardait pas.

« Il est parti pour l'Orkanie. Il devait embarquer il y a une ou deux semaines.

— Pour quoi faire ? »

L'idée de quitter le pays en pleine mutation lui apparaissait comme une preuve de lâcheté. Et si tout cela ne plaisait pas à Armand, il n'avait qu'à changer les choses lui-même ! – bien qu'un garçon comme Tristan n'ait jamais fait que suivre le mouvement général, il avait envers les autres des exigences supérieures.

« J'hésite à faire pareil.

— Quoi ?

— J'irais peut-être en Salvanie. C'est bien, la Salvanie. Il paraît que c'est très joli, à Twinska. Il faut juste s'habituer à l'hiver.

— Tu vas laisser tes études en plan ?

— Je reprendrai ailleurs.

— Je ne vous comprends pas, tous les deux, avoua-t-il. Je ne comprends pas.

— C'est réciproque. Tu vois, Tristan, ton président chéri n'améliore pas le sort du pays. Il le pousse sur une voie sans issue. Plus vous approchez du bout et plus vous devenez fous. Ça se prépare déjà. »

On passait les premières images de la chute d'Eden obtenues de Twinska. Il fallait le vouloir pour deviner que ces pâtés blancs sur un fond noir étaient des lueurs dans un ciel nocturne – les vampires n'avaient jamais compris le principe de l'image en couleurs. D'autres images floues, prises sur le vif, d'arbres renversés, de fumée et de vapeur s'élevant de la neige comme le souffle d'un volcan endormi. De la terre retournée, carbonisée par l'impact, des cratères, des incendies étouffés par la neige.

« C'est terrible » dit Bénédicte.

Tristan savait bien que c'était terrible, mais il ne parvenait pas à ressentir de l'empathie envers les anges, pas plus qu'il n'aurait frémi si ces images avaient été celles d'une fiction. La qualité était si mauvaise qu'il pouvait s'agir de faux ; peut-être une mascarade mondiale, comme le disait le Rematin, qui avait avancé des preuves solides. La seule certitude était qu'on cachait une partie de la vérité à Fallnir et que la Salvanie devait trouver tout cela bien commode. L'agacement à se croire l'éternel dindon de la farce éclipsait tout autre sentiment. C'était terrible, certes, mais tout aussi terrible était la situation inique dans laquelle ses faux amis innombrables avaient placé Fallnir.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant