I - 17. Le Basculement (2)

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4 novembre 2018 – 1500 mots


« Si je n'arrive pas à obtenir un passeport, j'irai au Sud, reprit Bénédicte lorsqu'ils quittèrent la séance. Je quitterai Rema. Et toi, essaie donc d'être muté dans un endroit tranquille. »

Une foule compacte recouvrait les pavés. La vie nocturne de Rema était intacte ; rien n'avait changé en Fallnir ; raison de plus pour laquelle il était difficile d'envisager la fin d'Eden. Tristan ne se permettait pas encore d'y croire. Il attendait une confirmation gouvernementale.

« Qu'est-ce que c'est, là-bas ? » demanda la jeune femme.

Un flux contraire de personnes les heurta comme une vague. Les gens semblaient énervés, pressés, effrayés. Tristan aperçut des uniformes qui fendaient le flot, armes à la main. Il y eut un coup de feu. Le bruit se répercuta sur les petits immeubles en pierre et retomba uniformément, si bien qu'il était impossible d'en retracer l'origine.

Une seconde de silence et d'indécision succéda à l'écho. Personne ne savait dans quelle direction s'enfuir, s'il fallait d'abord marcher sur son voisin de droite ou de gauche, jouer du coude contre ce vieillard ventripotent qui faisait tomber sa montre à gousset, ou contre cette femme écrasée par son chapeau trop volumineux.

Puis le mouvement prit à quelques dizaines de mètres sur la droite et se répercuta comme une onde arrivée au point de résonance.

À ce moment, Tristan perdit de vue Bénédicte. C'était la dernière fois qu'il la voyait. Il n'avait jamais vu ses parents et ne connaissait pas leur numéro de téléphone. Elle réussit certainement à se mettre en sécurité. Une semaine plus tard, son logement à la cité étudiante serait vacant. Sans doute avait-elle fui. Sur l'instant, sa disparition fut reléguée derrière l'urgence, et de l'urgent, Tristan n'en manqua pas dans l'année tumultueuse qui suivit. Mais longtemps après, lorsqu'il accomplit son chemin de retour, il ne sut jamais ce qu'elle était devenue ; ce fut son plus grand regret et la preuve ultime que devait lui apporter le destin de tous ses mauvais choix, de toute la perte qu'ils avaient engendré.

Pour l'heure, Tristan ne disposait que de deux choix : suivre la foule ou s'y opposer. Or son corps s'arc-bouta de lui-même contre le courant. Impossible de bifurquer, on l'aurait piétiné, sa seule chance était de continuer à jouer des coudes, balayer des bras, frapper même du poing ces fauves qui grognaient à son encontre.

D'autres coups de feu claquèrent ; le flux s'accéléra, mais il se tarissait déjà. Bien amochés par tous ceux qui les avaient poussés dans le caniveau, les traînards passèrent sur ses côtés sans même le voir. Tristan vit de la fumée qui émergeait d'un croisement ; une voiture brûlait. Un coup de vent jeta sur lui une brassée d'odeur âcre. Un homme tombé lors de la course gisait sur les pavés. Sa tête avait heurté une arête de pierre et saignait abondamment.

Le bruit inchangé de la foule en panique grondait encore à ses oreilles, contrastant avec l'abandon des terrasses de café, les chaises renversées, les repas abandonnés sur les tables. Entendant des pas, il se mit par réflexe à l'abri de l'angle. Un policier en service, arme au poing, surgit sans le voir et partit dans une autre direction tout en criant quelque chose à un collègue.

« Pas par là ! Pas par là ! »

Les détonations se multiplièrent, toujours aussi dispersées.

À l'opposé du mouvement de la foule, un groupe surgit derrière Tristan. Ces gens semblaient parfaitement comprendre ce qui se jouait. Certains portaient des barres de fer telles que celles qu'on utilise pour armer le béton. Tristan vit un pied-de-biche, une demi-bouteille de verre tenue par le goulot, un pavé arraché plus loin. Ce groupe, qui semblait grossir à vue d'œil, était le miroir de la population tranquille dont il avait toujours associé la vue à ces rues.

« Regardez, il nous ouvre la voie ! »

Avant qu'il comprenne qu'on le prenait pour un des leurs, Tristan fut happé par le flot. De temps à autre, il recevait une tape sur l'épaule, comme s'il fallait montrer en permanence qu'on se serrait les coudes.

Avec quelque hésitation, puis de plus en plus excités par l'éclat qu'ils faisaient, les émeutiers massacrèrent les vitrines à portée. Leurs mains restaient rarement vides. Il se saisissaient des objets les plus anodins, carafes d'eau, barreaux de chaises, les jetaient au hasard et de façon à faire le plus de bruit. On aperçut un uniforme ; avec autant de furie que la foule contraire en avait mise à s'enfuir, celle-ci fondit sur sa proie. On frappa sans trop savoir ce qu'on frappait, jusqu'à se rendre compte qu'on frappait la mauvaise personne, car le policier avait filé.

Tristan, trop occupé à chercher une issue, ne pensait pas aux conséquences politiques de cette nuit agitée à Rema. Le limogeage des fonctionnaires de police. L'arrivée aux commandes d'officiers de la force d'autodéfense. La désintégration du système politique fallnirien. La réintroduction de la peine de mort. Nous avons été trop complaisants avec nos ennemis de l'intérieur, dirait Gérald. Nous devons protéger notre État par tous les moyens qui seront nécessaires. Quitte à le réformer en profondeur.

Le groupe se reformait et s'éclatait tantôt en groupuscules qui partaient piller à un endroit ou à un autre. Parfois, il croisait le chemin de civils qui n'avaient pas fui et restaient sur le côté, hagards, fondus avec le mobilier urbain, se gardant bien d'intervenir.

Kaldariens ? Agitateurs Wostores ? Quelle importance ? La nature et les causes exactes de l'émeute ne seraient pas un fait, mais une opinion : or le gouvernement se ferait très tôt une opinion quant à ce sujet.

Au bout de la rue, la police surgit en nombre. On se préparait déjà au choc lorsqu'une silhouette reconnaissable surgit entre les fonctionnaires. Un ange d'Eden, un archange même, d'au moins sept ou huit pieds de haut, dont le calme contrastait avec les mains tremblantes des hommes accrochés à leurs armes. Des membres se désolidarisèrent du groupe. La peur de l'ange était trop bien ancrée en eux. Les autres crachèrent sur cette lâcheté, et après une minute, firent de même. Tristan profita de cette confusion pour rejoindre un magasin de vêtements. Il se coinça derrière un rayonnage de costumes et attendit que les choses se tassent.

Pour lui, la présence de l'archange était le signe d'une conspiration. Qu'il se trouvât mêlé à l'action inefficace de la police ne pouvait pas relever d'un hasard. Lorsque le groupe des défenseurs de la Loi passa près de la devanture où il s'était terré, il tendit l'oreille à leur conversation.

« Comment vous nommez-vous ? dit une policière. Je n'ai pas entendu.

— Kilan.

— Et vous êtes archange.

— Oui.

— C'est vrai, alors, ce qu'on dit ? Eden...

— J'y étais. Nous sommes quelques-uns a avoir pu rejoindre les unités de transfert avant la sortie d'orbite.

— Vous voulez dire que... vous avez tout vu ?

— Vous savez où se trouve le consulat d'Eden à Rema ? Il faut que je le rejoigne.

— Bien sûr, je comprends. Mais je crois qu'ils l'ont fermé il y a quelques jours.

— Il doit bien rester des anges dans cette ville.

— Venez avec moi, je vous ramène au poste. On fera le tour des adresses. »

Un complot entre les anges et la police de Rema ? Une connivence, peut-être. Rien d'étonnant puisqu'ils étaient habitués à travailler ensemble. La désintégration de la police n'en paraîtrait que plus justifiée. Quant à Tristan, il partait deux jours plus tard à l'Est, sur la frontière.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant