II - 2. Soirée de bal (2)

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La présence du baron Jassois à Twinska avait tout d'un mouvement politique, mais seule une moitié de la salle s'intéressait à ces affres ; l'autre n'avait d'yeux que pour la créature à son bras. Madeline Renan, une roturière parvenue pour certains, pour d'autres une formidable artiste. Ils avaient beau ne pas être mariés, la société avait acté ce coup de foudre au sommet, qui tourmentait depuis six mois tous les journaux de Fallnir, jetait le trouble dans la bonne société, faisait toutes les unes depuis l'élection du Président Gérald.

Le baron Jassois était certes un bel homme, mais son temps dans le monde l'avait déjà usé. À son bras, Madeline irradiait une beauté stupéfiante, un charme magnétique qui attirait aussi bien l'œil des messieurs que des dames. On s'écartait à son approche avec fascination et révérence, comme il en est d'un objet de culte en procession. Elle gardait la tête haute et le regard lointain, comme ne daignant pas le porter sur les choses de ce monde.

Leam avait tiré Vladimir jusqu'à un escalier où, en compagnie d'autres jeunes gens, ils profitaient d'une meilleure vue. Elle subtilisa deux flûtes de mesnas, lui en offrit une ; Vladimir, qui ne connaissait que la bière des nuits de garde à la caserne Nord, eut toutes les peines du monde à trouver un goût particulier à cet alcool hors de prix.

« Ignoble, commenta Leam. Je préférerais qu'ils servent du jus de pomme. »

Le comte Pavlov avait fini de saluer les personnes les mieux placées. Ils aperçurent le colonel Viktor, qui tentait sans succès de parler avec le général Marien, lequel vidait chaque plateau qui passait à proximité de lui.

« Allons danser » proposa Leam.

Elle le tira jusqu'à une salle où l'on parlait moins ; sur le parquet lambrissé claquaient les talons de manière intimidante. Le plus difficile était sans doute de se faire une place parmi les danseurs ; non de maîtriser son propre mouvement, mais celui de tous les autres. Sans compter le cruel manque d'expérience de Vladimir. Il se laissa guider encore une fois. Leam le regardait dans les yeux et percevait leurs alentours comme par un sixième sens. Ils virevoltaient avec aisance et bientôt, on les laissa passer avec des regards d'envie. On les désignait, tantôt elle, tantôt lui, pour signifier à son partenaire qu'il avait encore des progrès à faire. On soupirait en se disant qu'ils allaient si bien ensemble...

« Tu te débrouilles très bien, murmura-t-elle.

— À cause de moi, tu ne passes pas inaperçue... ils ne sont pas habitués à voir un brigadier...

— Tu oublies l'essentiel, Vlad. Ils s'en fichent. Tu pourrais entrer avec un costume de clown, ça ne changerait rien. Regarde aux alentours : ils ne profitent de rien. Chacun vient chercher qui le comte, qui le baron fallnirien, qui un bon parti. Le colonel Viktor était là pour parler au général Marien ; ça ne marchera pas, parce que le général n'est pas là pour parler au colonel. Il cherche une actrice de théâtre dont il a oublié le nom, qui ne viendra pas parce qu'elle a attrapé la grippe. Cette fête est un vaudeville. Il n'y a que nous qui faisons vraiment la fête. »

Comme leur danse se terminait, elle l'embrassa ; il crut voir, dans le coin de son champ de vision, une vieille aristocrate assise les observant, qui fut sur le point de défaillir.

Ils s'étaient connus au tout début de la saison des bals, en septembre 2008. Vladimir s'en souvenait assez bien. La cheffe du Ministrat, Igora Matiev, donnait une grande réception ; aussi la caserne Nord avait-elle dû fournir des vampires pour assurer la sécurité des lieux. Il faisait déjà assez froid. Leam s'était présentée comme une fleur en disant qu'elle était sortie chercher son cavalier, qu'il l'avait laissée tomber et qu'un malheur ne venant jamais seul, elle avait oublié son invitation à l'intérieur. Il l'avait laissée passer, malgré ces flagrants mensonges, sans s'expliquer son geste.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant