IV - 4. Le chef de guerre

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1er janvier 2019 (!) – 1600 mots


L'un des textes du Livre des Sages, dans une de ses anciennes versions, ne parle pas d'un sage mais d'un démon. Le Premier. Son nom est inconnu, comme s'il avait été ôté de l'histoire, en guise de suprême punition.

Le Premier suit d'abord les préceptes de Kaldar, mais après un certain temps, il se détourne du dieu et fomente le projet de lui ravir sa place. Il ouvre donc grandes les portes des enfers et s'y rend. Dans l'exégèse de certains kaldariens de Daln, les enfers sont des plaines et des lacs gelés, situés aux confins de l'univers. Les conscients et dieux déchus qui s'y retrouvent subissent pendant des siècles, en pleine conscience, ce froid qui dévore leur chair et brise leurs os comme du verre ; seul le souffle de Kaldar peut les ramener à la vie. Le Premier sait que cette épreuve le rendra plus puissant ; victorieux, il retourne vers Kaldar et proclame :

« J'ai maintenant la force de te défier. »

Kaldar observe longuement celui qui fut l'un de ses plus fidèles servants.

« Peut-être, dit-il, mais tu ne le sauras jamais. »

Le Premier sent alors une épine de glace transpercer son cœur. Dans son orgueil, il a cheminé dans les enfers sans savoir lui-même quels démons s'y trouvaient prisonniers. En donnant prise au mal sur lui, il s'est condamné lui-même : avant de pouvoir faire usage de sa nouvelle puissance, il a été détruit par quelqu'un d'autre. Il croyait naïvement être le seul à pouvoir frapper dans le dos ; on l'a lui-même frappé.

Adrian von Zögarn, le kaldarisme


Verde, siège du Commandement, 17 mars 2011


Lorsqu'il poussa la porte du vestibule, son regard croisa celui d'un secrétaire adossé au mur, qui baillait aux corneilles.

« Général Viktor ? » s'étonna celui-ci.

Non qu'il le reconnût de visage ; mais il était de notoriété publique au Commandement de Verde que tout vampire à galons qui se promenait dans les couloirs seul, mutique, le sourcils froncé, l'œil mauvais, creusé par la fatigue et le dépit, avait de fortes chances d'être le général dirigeant la Salvanie et ses forces armées.

« Vous n'avez pas été annoncé » ajouta l'homme en costume en toussotant, comme s'il pressentait le danger qui s'avançait vers lui.

Viktor estima que ce sous-fifre désœuvré ne valait pas une dépense inutile de salive. Les soldats qui le suivaient traînèrent l'intrus hors de sa vue et le général eut le champ libre pour entrer dans le bureau du Commandant en chef.

Après la défaite de la Deuxième Armée, le Commandement s'était posé les bonnes questions et y avait apporté les mauvaises réponses. Comment se faisait-il que l'armée orkanienne, mieux préparée, mieux équipée, et qui combattait sur son propre sol, qui défendait ses propres villes, eût été mise en déroute aussi facilement ? Sans doute les soldats de l'Empire combattaient-ils avec une fureur de lions : des rumeurs étaient venues corroborer cette première excuse. Sans doute les deux vaisseaux des anges déchus, mis en première ligne, avaient-ils fait quantité de dégâts : des rapports avaient appuyé cette hypothèse. Peut-être y avait-il quelque chose à revoir dans le Commandement. Les officiers innombrables, séparés en infinies séquences de bureaux qui se contredisaient sans cesse dans leurs ordres et leurs informations, avaient regardé leur nombril et conclu que leur travail était parfait. Les anges également, qui croyaient la guerre gagnée d'avance et persistaient dans cette bêtise, se contentant de critiquer l'action des orkaniens tout en dressant déjà des plans pour la reconstruction d'Eden. Chacun pensait à son confort personnel, se déchargeait de toute responsabilité, faisait valoir celle de quelqu'un d'autre.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant