II - 12. Terminus

16 7 1
                                    

28 décembre 2018 – 2100 mots

La Salvanie Orientale s'arrête ici. Les forêts sont gelées, l'hiver perpétuel, les animaux rares. Les rares vampires qui vivent ici sont dits aussi sauvages et féroces que la faune locale. Depuis que les mines de charbon ont fermé, Norlisk a perdu la plupart de ses habitants. Les ombres y sont, paraît-il, plus nombreuses que les vampires.


Adrian von Zögarn, Histoire de Daln


Vers Norlisk, Salvanie Orientale, 5 Septembre 2010


L'automne promenait sur la Salvanie son manteau nuageux, l'hiver lui promettait les pires épreuves. Ce n'était pas le meilleur moment pour faire ce voyage.

Obtenir un billet de train pour Norlisk, la ville la plus lointaine à l'Est, se révéla ardu. La ligne transsalvanienne était la colonne vertébrale du pays et l'armée s'en servait maintenant à outrance pour transporter ses vampires et son matériel. Leam dut faire valoir sa carte d'officier. Elle ne convainquit qu'à moitié les contrôleurs, qui l'imaginaient en permission – c'est à ça que servent nos impôts ? – ou en désertion – gardez cette jeune vampire à l'œil, je vous dis qu'elle va sauter du train en marche.

La première nuit se passa bien. Leam rêva qu'elle et Vladimir se mariaient dans un camion bringuebalant, comme le bric-à-brac d'un bonimenteur de grand chemin. On y avait fait rentrer un autel, un médiateur de Kaldar et de nombreux invités, parmi lesquels elle ne reconnut que ses parents. Vlad ne l'avait jamais encore présentée à sa propre famille. En guise d'ersatz, son rêve lui proposa des personnes sympathiques mais peu expressives, comme des poupées de chiffon.

Elle se demandait sans cesse comment tout ceci pouvait tenir sur les essieux. L'assemblée attendait en bruissant les derniers invités, le baron Jassois et sa compagne Madeline Renan, qui surgissaient dans une gerbe de fleurs, comme apparus lors d'un tour de magie. Le baron lui baisait la main en disant que c'était le plus beau mariage qu'il eût jamais vu, qu'il s'empresserait de le refaire à l'identique pour lui et sa chère. Quant à Madeline, elle lui présentait leur cadeau de mariage, une paire d'anneaux de cuivre.

Après un arrêt à une de ces villes-champignons qui n'existent que par la gare qu'elles abritent en leur centre, le transsalvanien poursuivit son périple. Dans le wagon-restaurant de la deuxième classe, on dînait d'une soupe aux choux, sans viande à cause du rationnement, lorsque les premiers flocons s'écrasèrent contre la vitre. La Salvanie était habituée à ces hivers rudes, qui arrivaient tôt, mais de la neige en septembre... exceptionnel, murmura-t-on dans le salon. Les conversations erraient alors autour de souvenirs d'hiver, le poêle à charbon exceptionnel de la belle-famille, la maison écrasée sous un mètre de neige, la route coupée, éclatée par le givre et couverte de congères.

Un sentiment de vide indicible étreignait Leam. Elle ne s'attendait pas à ce que deux heures au wagon-bar le comblent, mais ne trouvant pas la quiétude nécessaire à son sommeil, il ne lui restait qu'à remplir le temps. Un humain l'ayant peut-être aperçue de dos l'aborda, lui offrit un autre verre. C'était un homme d'affaires en voyage vers Norlisk. Il cherchait la conversation plus que l'amourette, mais Leam lui ayant souri, il s'excusa rapidement et sortit. La peur des humains face aux vampires. Une légende urbaine pour ceux qui ne l'avaient pas vécu ; or Leam se savait différente sur ce point. Quelque chose dans son ascendance forçait les humains à s'écarter d'elle avec inquiétude.

Elle eut l'impression que son esprit lui échappait, tandis que grossissaient les flocons et que la nuit s'étendait sur la Salvanie Orientale. Retournée à sa cabine, elle se réveilla quelques heures plus tard. Ce n'était pas elle. Elle ne se reconnut pas dans le miroir. Une autre vampire prenait possession de son corps et y creusait un vide. Elle avait faim. Elle voulait mordre et se nourrir.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant