I - 11. Le roi

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27 octobre 2018 – 1000 mots

Dans l'eau trouble de sa boisson, dernier reflet aux alentours, il se voyait maigrir et ses cernes se creuser. Mais il ne pouvait pas mourir ! Pas encore !

Alors il traçait des cercles et des symboles. Là où le texte préconisait une chèvre ou un bouc, il sacrifiait un rat et répandait son sang. Là où l'ouvrage demandait une pleine lune, il ignorait tout du jour et de la nuit. Il prononçait avec peine les formules occultes, espérant que malgré son manque d'expérience, les forces de l'au-delà, les esprits du monde souterrain, ceux qui arment le bras des désespérés, lui viennent en aide...

Adrian von Zögarn, Histoire du roi Zor


Eden, Mars 2010

Contrairement à ce qu'avait dit Erlena, Kilan ne rêva pas d'Unum et des premiers temps des anges. Le Stathme savait qu'on éventait ses plans, il souhaitait le surprendre. Les premières nuits, ou tentatives de nuit, des hallucinations naquirent dans la petite pièce. Il voyait des ombres se lever de l'autre côté du Stathme ; ayant fait le tour du mystère, il ne retrouvait rien. Il lui semblait que les objets qui partageaient son quotidien se déplaçaient, ou encore que certains apparaissaient et repartaient sans raison. Une règle à calcul, un feuillet de notes, une deuxième chaise, tout cela pouvait aussi bien être inventé que réel, même quand il les tenait en main ; car baissant les yeux et il découvrait une pierre ou un stylet à encre sans aucun rapport. Sa vie se déroulait en pointillés. Ses impressions refluaient sans cesse dans chaque direction, tout comme sa pensée. Il croyait tous les jours avoir percé le mystère, mais ne sut bientôt plus du tout ce qu'il cherchait ni pourquoi il était là.

Deux mois après son entrée dans la salle la plus secrète d'Eden, dans cette pièce où se trouvait le plus grand mystère de la cité des anges, il fut enfin prêt pour les rêves.

Ceux-ci lui donnèrent l'impression que ses yeux s'ouvraient à d'autres réalités. Il ne pensait pas rêver. Il se tenait debout, regardait la paroi de pierre. Elle était couverte d'un maillage d'ombres fixes projetées par sa lampe de bureau, dont sa propre silhouette. Le Stathme, qui se trouvait derrière lui, les troublait comme une surface d'eau claire. Le mur devenait un gigantesque écran.

Le pouvoir de l'atman contenu dans l'objet étant tout donné aux anges, lui-même n'agissait qu'indirectement sur le monde.

Chaque nuit, les détails de l'image se précisaient, jusqu'à ce qu'il put traverser le mur lui-même, devenu un simple rideau transparent tendu devant un autre monde et un autre temps. Dans une pénombre similaire à celle qui engloutissait sa raison croupissait un homme. Avachi sur le sol de pierre, le dos calé contre une statue de vingt pieds de haut, il dormait la bouche ouverte. Il disparaissait sous la saleté, les dents gâtées, le crâne dévoré par une forêt de cheveux emmêlés, le visage happé par une barbe en désordre. Cet homme avait vécu la même solitude que Kilan, solitude face au mystère des dieux et des forces occultes, qui se refusaient à tout compromis, qui fermaient sans cesse leurs portes.

Aux pieds du dormeur, le sol, marqueté de salissures verdâtres, était couvert de graffitis. Il avait tenté toutes les incantations, appelant anges, démons et dieux à son service, pour qu'ils viennent le sauver de sa déchéance. Personne n'avait répondu : l'univers l'ignorait. Les astres qui tournaient dans le ciel se moquaient de lui. Pourtant cette salle où il se laissait disparaître pouvait témoigner d'une grandeur passée ! Ces quatre statues d'ancêtres fondateurs, les membres glorieux de sa lignée, baissaient un regard affligé vers le roi déchu et privé de pouvoir.

Il ne méritait pas de nom, aussi le Stathme ne lui en donna pas.

Ouvrant un œil jaune, injecté de sang, le roi sembla remarquer la présence de Kilan.

« Qui va là ? Qui est là ? Que me voulez-vous ? Montrez-vous ! »

Le reste de ses imprécations se mêla d'une toux rauque. Il criait mais ne bougeait pas. Affamé, il ne se traînait plus que pour boire aux flaques d'eau de pluie.

« Je vous hais... tous ! Je vous hais ! Soyez tous maudits ! »

Il ne parlait à personne, mais à l'univers qui se moquait de lui.

Kilan était allé au plus profond de ses rêves ; il mit un temps infini à remonter de celui-ci, comme un voyage intérieur dont il faisait le harassant retour. Sa pensée se vidait de tout ce qu'il avait pu voir sur ce trajet. Seule demeurait l'image du roi vaincu par le silence de ses dieux, écrasé par le jugement de ses ancêtres. C'était la quintessence de ce qu'il pouvait obtenir du Stathme. Mais il ne comprenait pas l'objet de cette vision.

Quel rapport entre lui et cet homme ? Suivait-il le même chemin ?

Le Stathme guida ses pensées – ou du moins lui semblait-il.

Cet homme était semblable aux anges avant la formation d'Eden, privés de tout pouvoir, condamnés à rester la race la plus faible de Daln. Ayant épuisé tous leurs espoirs, comme une bougie de cire qui arrive à son terme, ils en appelaient aux dieux, sans y croire eux-mêmes ; par habitude, et pour la certitude d'avoir tout tenté.

« Unum a répondu à leur appel, dit Kilan à voix haute. Unum cherchait un monde à qui donner sa loi. La loi du Juste et de l'Injuste. La loi du Bien et du Mal. Il cherchait des anges pour exécuter sa volonté. Il cherchait une race à qui donner le pouvoir, le seul véritable pouvoir : atman. »

Le pouvoir capable de renverser l'équilibre, de rendre forts les faibles, de faire revivre les morts.

« Unum a donné ce pouvoir aux anges et s'est retiré. »

Et comme le roi avant eux, les anges anéantis, les anges découragés, les anges abattus recevaient l'atman en aide, une énergie avec laquelle ils pouvaient changer le monde.

Et comme le roi avant eux, aveuglés par leur nouveau pouvoir, ils avaient accumulé les erreurs devant mener à leur perte.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant