I - 11. Le roi (2)

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27 octobre 2018 – 1100 mots


Arrivé au bout de ce que souhaitait lui révéler le Stathme, troublé par la force de ses hallucinations, Kilan entrevit le bout du tunnel. Il décida de partir, de démissionner de ce poste, comme tous les anges avant lui et comme tous ceux qui lui succéderaient.

Comme si elle avait deviné son intention, la porte du tunnel de métal s'ouvrit d'elle-même.

« Tiens, tu es là, toi. Tu as tenu deux mois ? »

Deux mois ? Avait-il passé deux mois dans ce reclus ? Pourquoi Erlena se tenait-elle devant lui intacte, alors qu'il avait rongé son souvenir jusqu'à l'os ? Que lui voulait cette nouvelle hallucination ? Se tenait-elle entre lui et la sortie ?

« Tu ne vas pas bien » remarqua-t-elle comme si elle s'était toujours souciée de son bien-être, y compris en se désintéressant de lui, en cessant de donner signe de vie.

Kilan n'avait jamais été un atmaniste doué. Il ne parvenait pas à la neurolire, mais il sentit la présence d'un deuxième intrus dans son repaire. Un ange gardien, d'un échelon largement inférieur à ce qui était requis pour accéder aux secrets d'Eden.

« Samaël » se présenta ce dernier en passant devant Erlena.

C'était son nouvel amant ; fait bien trop évident et amer pour que Kilan pût l'ignorer.

« Qu'est-ce que vous faites ici ? Que voulez-vous ? Laissez-moi, sortez.

— Ne t'inquiète pas » dit Samaël en faisant le tour de la pièce sans hâte.

Son regard indécis flottait partout comme celui qui ouvre pour la première fois un grenier abandonné depuis trente ans. Il n'avait pas besoin de toucher les objets du quotidien de Kilan pour que l'archange se sente scruté sans gêne. Samaël le considérait au mieux comme un élément du décor. Après avoir fait le tour de ces babioles, l'ange gardien se concentra sur le Stathme, la véritable raison de sa visite.

Comme Erlena restait en retrait, Kilan l'interpella vivement, avec des mots d'autant plus durs que sa présence rallumait les flammes de l'amour et de l'injustice.

« Tu ramènes ton nouveau jouet pour lui montrer le Stathme ? As-tu conscience que ce que tu fais est illégal ?

— Au regard de lois en lesquelles nous ne nous reconnaissons plus, dit Samaël depuis l'autre côté de la pièce.

— Oh, le railla Kilan, c'est très bien, dans ce cas. Faites ce que vous voulez. Vous croyez que les lois sont faites pour vous plaire ?

— Et pourquoi pas ?

— Parce que ce sont des lois, décidées par le nombre et éclairées par la Justice d'Unum.

— Mais peut-être que le nombre se trompe et qu'on lui ment sur Unum. »

Kilan était sur une pente ; chaque nouvelle phrase ne servait qu'à le faire glisser davantage. L'assurance de Samaël face au Stathme attisait sa colère, car même après deux mois seul avec l'objet, il n'en avait pas compris les buts, tandis que l'ange gardien semblait voir dans ce miroir sans reflet.

« Qu'est-ce que vous voulez ? répéta-t-il.

— Rien, dit Erlena. »

Du moins n'était-ce pas clair pour elle ; Samaël semblait parfaitement comprendre. Il était le chef de leur entreprise et lui seul savait où elle menait.

« Je voulais juste voir le Stathme, dit-il en faisant mine d'avoir fait le tour. C'est un objet fascinant.

— Et à toi, il te parle ?

— Il ne parle qu'à ceux qui veulent bien l'écouter. Pour cela, il faut d'abord se libérer de tous les mensonges.

— Et de quoi parle-t-il ?

— Il raconte la véritable histoire de l'atman. Il raconte qu'Unum lui-même ne possédait aucun pouvoir et que tous ses espoirs sont restés lettre morte. Que la race des anges qu'il avait envoyés sur Daln périclitait. Qu'il s'est détourné de nous. Qu'il nous a délaissés.

— C'est ridicule » dit Kilan.

Il était trop faible intellectuellement pour réagir, mais eût-il disposé d'arguments solides, d'un esprit clair et non endolori par ses nuits de veille solipsiste, il aurait certainement écrasé Samaël d'une puissante dialectique. Car l'ange gardien insultait non seulement l'Eden présente, mais aussi sa mémoire. Unum abandonnant les anges ! Grotesque !

« Nous nous sommes sentis obligés de poursuivre cette mission. Mais Unum avait déjà arrêté de jouer avec nous. Nous étions incapables de suivre ses plans. Daln ne lui plaisait plus. Il a détourné le regard en se promettant qu'il recommencerait ailleurs – et cela ne s'est jamais fait.

— Ridicule, répéta Kilan.

— C'est ce qu'ils diront tous. La raison pour laquelle il ne sert à rien d'essayer de les convaincre. Ce sont des efforts perdus d'avance. Eden est un roc assemblé par une sédimentation de mille ans. On ne peut rien y changer, sauf à fracturer la pierre. »

Samaël tourna un instant son regard vers Erlena.

« Nous n'avons plus rien à faire ici, dit-il. Le Stathme est à nous.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Atman n'est pas un pouvoir gratuit. Il ne s'agit pas d'un pouvoir donné par les dieux. Il se donne à ceux dont la volonté lui plaît. J'ai la volonté d'utiliser ce pouvoir pour gagner ma liberté. Erlena également. Mais Eden, quelle volonté lui reste-t-il ? Tu l'as vu dès ta naissance. Cette cité céleste est morte d'étouffement sous ses codes, ses lois, ses décrets et ses illusions de bienfaisance. Elle est prisonnière de sa certitude de distribuer le Bien sur Daln, alors qu'elle a poussé le monde dans une voie abstruse. Sortir de ces illusions causera à ce monde une grande souffrance. Il en a toujours été ainsi. »

Il n'avait pas le droit de parler comme s'il connaissait les choses, comme s'il avait percé tous les mystères du ciel et de la terre et, pour la première fois, compris ce que signifiait l'existence du Stathme ! Pas en quelques instants ! Et il n'avait pas le droit de lui voler Erlena. Mais Kilan ne sut pas trouver la force de s'opposer à lui, ni à son discours venimeux, ni à ses gestes. Quelques instants après le départ des deux anges, il décida de sortir à son tour.

Mais avant toute chose, il voulut en avoir le cœur net. Il approcha la main du Stathme.

Cette main traversa la sphère noire comme si elle pénétrait un décor, une illusion de l'espace.

Ils l'avaient dupé ! Ils l'avaient volé, sous son propre nez, à lui, le gardien assermenté placé là par Eden ! Que dirait-il au Chancelier Pierre ? Que dirait-il à tous ceux dont il sentait déjà les regards se poser sur lui avec insistance ? Que répondrait-il à ces questions qu'il entendait déjà prononcer dans son dos : où est le Stathme ?

Il sortit au grand jour, aveuglé de lumière, mais n'eut guère le temps de franchir la distance qui le séparait de la Chancellerie.

Eden s'effondrait.

Le monde prenait fin.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant