Chapitre 2

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SOL

J-7

Mademoiselle Hélène passe entre les tables et me foudroie du regard. Je baisse les yeux instantanément, rompant, comme elle l'exige, le contact avec Zia. Mademoiselle Hélène approuve d'un imperceptible hochement de tête – je le sais, même si j'ai maintenant le nez dans ma salade de fruits et de nutic, je la connais par cœur depuis le temps. Je comprends, bien sûr. Chaque règle est là pour une bonne raison. Ne pas relever la tête. Je touille les rondelles de bananes qui surnagent dans le nutic, produit-phare de la Cita. Je ne sais pas ce qu'il y a dedans, mais il paraît que c'est plein de vitamines et de minéraux, et autres trucs bons pour notre santé que la Cita réussit à synthétiser dans ses laboratoires et à produire dans son unique et gigantesque usine. Je racle les bords de mon bol. J'avale jusqu'à la dernière goutte avant de me lever. Respecter les règles, ne pas regarder Zia. Je débarrasse mon couvert comme un automate. Si j'avais la moindre miette de déchet, je la mettrais dans le bac qui se trouve à l'entrée du réfectoire. C'est le bac de récupération pour les poules. Les poules mangent tout. Y compris les carcasses de leurs congénères et les coquilles de leurs propres œufs. Il faut les voir se ruer quand on leur balance les os d'une autre poule. Ça fait réfléchir.

Justement, Mademoiselle Hélène frappe dans ses mains – c'est l'heure des corvées. Je sors vite du réfectoire, direction le poulailler. Je crois que la Cita compte cinq fois plus de volailles que d'humains. Il y a des poulaillers partout et on mange des œufs tous les jours. La Cita a aussi des vergers et quelques champs, pas assez grands. On cultive ce qu'on peut. Parfois, quand c'est fête, on mange une volaille. Mais si on manque de verdure ou d'œufs, on a toujours le nutic.

Jasmine me rejoint dans le jardin. On appelle ça « jardin », mais en réalité, il s'agit plutôt d'un potager. Dans la Cita, le moindre carré de terre est planté. « La verdure, c'est la vie ». Jasmine est de corvée de poules, comme moi. J'aurais préféré Zia, bien sûr, mais elle est partie vers les cuisines pour aider à la vaisselle. Ne pensez pas que je l'espionne ou que je surveille son emploi du temps, ce n'est pas ça. Disons simplement qu'une part de mon attention est continuellement tournée vers elle. Une petite part qui espère sans cesse l'apercevoir, la croiser, lui parler. Quand je me focalise là-dessus, j'ai l'impression d'être coincé dans un labyrinthe, chaque occasion manquée est comme un chemin qui se termine en cul-de-sac. Cette part de moi-même passe parfois sa journée entière à attendre les trente secondes durant lesquelles nous nous adresserons la parole, souvent en entrant ou en sortant de la salle commune, le soir. Une fois les trente secondes passées, je me sens bizarre. Rempli de joie et, en même temps, plus vide que jamais. Zia s'éloigne, et moi, je repars à zéro. A attendre encore, sans jamais pouvoir la toucher ni prolonger les trente secondes car les règles me l'interdisent. C'est pathétique, et terrible à la fois. Ça me bouffe. Suivre les règles, même si ça nous bouffe, Mademoiselle Hélène appelle ça « le courage ». Comme faire sa corvée de poulailler, même quand c'est votre dernier jour. C'est ça le courage. Quand Mademoiselle Hélène dit ce mot, on dirait qu'elle y met un C majuscule. Elle sourit, je crois que ça la rend super fière d'avoir fait de nous de bons petits soldats.

J'entre dans l'enclos et les poules se précipitent, elles m'encerclent et attaquent mes chaussures. Jasmine m'aide à ramasser les œufs, qu'elle range consciencieusement dans son panier. Elle est silencieuse, et je ne sais pas vraiment comment engager la conversation. « Tu te sens comment pour ton dernier jour ? », « T'as encore dans l'idée que quelqu'un va se positionner pour toi ou t'as abandonné tout espoir ? » « Tu crois que... »

- Je ne prendrai pas l'Antafarax, lance-t-elle soudain.

Quoi ?

Ses mots gigotent dans ma tête durant une demi-seconde. Je ne comprends pas. Que dit-elle ? Pourquoi ne prendrait-elle pas l'Antafarax ? Quand on sort, on le prend. C'est comme ça. Tout le monde le prend. Tout le monde l'a toujours pris. Ce n'est pas une possibilité, c'est une règle. Je ne....

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant