Chapitre 3

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ZIA 

J-14

Les piles de linges s'entassent. J'aime bien. Ça sent bon le savon, et puis les tâches répétitives, ça laisse le temps de penser. Avant Marlo, je songeais souvent à mon émission, celle de mon dernier jour. Elle défilait sur grand écran, dans ma tête. Le spoiler en projection privée. Mon discours final ne cessait de se peaufiner, je le connaissais par cœur avant de l'avoir écrit. Je m'imaginais attraper le micro et prendre la parole devant un public médusé par ma hardiesse et mon ingéniosité. J'avais trouvé plein d'arguments à avancer pour me sauver moi-même. J'avais même réfléchi à des idées à soumettre aux dirigeants de la Cita pour accroître la capacité d'accueil de la ville, pour produire plus de denrées, pour assainir plus d'air et plus d'eau. J'avais échafaudé plein de plans. Je voyais Carl Preston hocher le menton vigoureusement et me serrer la main. Ou me faire la bise, selon le scénario. Je pouvais sentir son parfum. Je me disais que les gens étudieraient mes propositions, contents de caresser l'idée d'avoir de nouveaux voisins, de pouvoir sauver des orphelins, d'augmenter le nombre de permis d'enfanter distribués chaque année. Je ne comprenais pas pourquoi les adultes n'avaient pas eu certaines de ces idées avant moi.

Ça me fait rire aujourd'hui. Je ris de ma bêtise. Tout ça était stupide, présomptueux, et d'une naïveté à pleurer. Maintenant, en pliant le linge, je pense à ce qui se passera quand je prendrai l'Antafarax. Je crois que je vais juste m'endormir, comme pour un petit somme. Je ne sais pas encore si je préfère mourir dans le sas, sous leurs yeux à tous, ou si je vais sortir et m'effondrer dans la poussière du dehors, à l'abri de leur curiosité malsaine. J'ai beau y penser le plus fort possible, je n'arrive pas à concevoir ma propre fin. C'est à la fois étrange et rassurant. J'aimerais pouvoir me projeter, mais si ce qui vient après n'est qu'obscurité et silence, alors je préfère ne pas y parvenir. C'est mieux ainsi.

Pippa tire ma manche. Je me retourne et je constate qu'elle et Solveig ont terminé leurs tâches. Je les félicite platement et les enjoint à aller se dégourdir les jambes dans le jardin. Elles ne demandent pas leur reste et déguerpissent en piaillant. Je m'assieds sur une pile de serviettes et ferme les yeux. Je crois que je préfère encore essayer de concevoir ma mort prochaine que penser à ces deux gamines qui n'ont aucun avenir. Je ne bouge plus. Le temps passe. Un léger bip provenant de la caméra placée au plafond me rappelle soudain à l'ordre. Ne pas avoir l'air d'avoir pété un câble : règle numéro cinq. J'ai bien envie de lever mon majeur vers l'œilleton qui me surveille. Ça me traverse régulièrement l'esprit. Parfois, je m'imagine en train de leurhurler des insultes ou d'attraper n'importe quoi de lourd et de fracasser les caméras. Je ne le fais pas car il est certain que cela anéantirait tout espoir d'adoption. Mais après tout, rien de ce que j'ai fait jusqu'à maintenant ne m'a aidée à sortir d'ici, pas vrai ? Alors pourquoi pas ? Je sens le truc monter en moi. Plus les jours passent, plus ce truc monte vite. J'ai bien peur que ça ne finisse par me faire sortir de mes gonds. Je pourrais. Au lieu de ça, je me lève, docilement, et finis de remplir les panières comme il se doit avant de sortir tranquillement sans avoir rien tenté de nouveau. Peut-être que ce n'est pas vraiment que je craigne les conséquences d'un passage à l'acte jouissif, peut-être que c'est plutôt que tout ça me semble vain et inutile. A quoi bon risquer les foudres de Mademoiselle Hélène, voire de ses supérieurs, quand il n'y a, de toutes façons, aucune échappatoire ?




SOL

J-7

J'ai fini par m'extirper de mon fauteuil et de mes réflexions parano, et la journée est finalement passée comme une flèche. Personne n'est venu me parler de ce qui s'est passé dans le poulailler, et je n'en ai parlé à personne. J'ai eu des pics de stress – un pic à chaque fois que quelqu'un s'approchait de moi –mais rien. J'ai passé plusieurs heures à jardiner avec M. Mestre, qui bosse aux Espaces verts. C'est moi qui ai demandé ; normalement, le dimanche après-midi, c'est plutôt quartier libre, mais rester à gamberger, c'est pas mon truc, et les activités de groupe qu'on nous propose ne m'intéressent pas (elles sont faites pour plaire à la majorité, et vu que la moyenne d'âge des orphelins est de plus en plus basse...). J'ai donc passé du temps avec M. Mestre. Histoire de me changer les idées, et de montrer à tout le monde quel futur citoyen modèle je pourrais être. Il y a quelques mois, on ne travaillait tous les deux que dans le jardin de l'orphelinat, puis il a commencé à m'emmener dehors. De ce point de vue, je suis un privilégié, les autres ne quittent pas l'enceinte, sauf pour les émissions du dimanche et pour quelques autres occasions. Moi, je sors souvent. M. Mestre ne cause pas beaucoup, jamais pour ne rien dire en tous cas, mais il m'apprend pas mal de trucs sur les plantes. Comme par exemple, reconnaître les signes avant-coureurs de la Varia, cette maladie qui infeste certains de nos arbres fruitiers. M. Mestre est inquiet, ça se voit à sa tête, mais il ne fait pas de commentaires. Dans la Cita, on ne sait jamais qui écoute. Mieux vaut ne rien dire du tout. Au moins, on est sûr que personne n'entend. On a inspecté des pommiers aujourd'hui, on en a déraciné un. Manier la bêche, ça vide la tête. Ce soir, on mange de la volaille aux carottes, annoncée comme « le repas préféré de Jasmine ». Je la cherche des yeux, mais elle n'est pas dans le réfectoire. Je croise le regard de Zia qui fronce les sourcils et hausse les épaules. Je reste impassible. Je crois que j'ai tout intérêt à faire croire aux caméras que je ne pense aucunement à Jasmine. Je mastique la viande sans en sentir le goût. C'est peut-être un effet de la tisane qu'on nous a servie, celle que l'on boit notamment avant chaque émission. Tout le monde appelle ça le Mini A, pour Mini Antafarax. Ça nous assomme, ça émousse les sens. Ça n'empêche pas de ressentir les choses, mais tout est moins intense, on a comme l'impression de flotter. Jasmine a eu droit à trois bols de Mini A par jour cette semaine. Je commencerai moi aussi mon traitement de choc dès demain. Pour « atténuer les angoisses ». Et « faire baisser la pression »... Déjà, c'est l'heure de l'inspection générale. Mademoiselle Hélène passe à côté de moi alors que j'aspire la dernière goutte de sauce de mon assiette. Elle m'oblige à rentrer mon tee-shirt dans mon pantalon et essaie de lisser mes cheveux avec ses doigts. Ils repartent en épis dès qu'elle a le dos tourné. Déjà, elle virevolte plus loin pour vérifier les coiffures et les tenues. Pour rejoindre le plateau de l'émission, on n'a pas loin à aller. On prend le tunnel C2, qui part du fond du jardin et atterrit sur la place centrale. Neuf minutes à pieds de porte à porte. J'ai déjà compté. Je marche à côté de Zia, qui arbore cet air tristement détaché qui est sa marque de fabrique. J'attends. Bientôt, elle tournera fugacement son visage vers moi et m'offrira un sourire qui fera pétiller ses yeux. Juste avant d'arriver devant l'immeuble A5, le royaume de Carl Preston, il y a un angle mort, hors caméras, et c'est à cet endroit, chaque dimanche soir, que Zia me sourit. Là, bientôt. Bientôt. Maintenant. Ce sourire efface tout et colore les choses différemment durant quelques secondes. Puis la réalité reprend le dessus. Heureusement, édulcorée par le Mini A. L'immeuble du studio télé ressemble à l'orphelinat. Grand hall, couloirs étroits. Murs blancs légèrement jaunissants. Nous voilà dans l'escalier. Mademoiselle Hélène nous rejoint en haut avec les plus petits. Carl Preston nous accueille, assez froidement. Il réserve toujours ses bons mots et ses chaleureuses interjections pour l'émission, mais il ne peut pas nous ignorer complètement : cela pourrait nuire à sa réputation si une caméra le montrait sous sa vraie nature, indifférente et hautaine. Alors qu'il s'en va pour une retouche maquillage, Miss Lorie, son assistante, nous place sur le plateau.

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant