Chapitre 21

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ZIA

J-7

Je ne comprends pas ce qui se passe. J'ai entendu Carl et SolènnDirine discuter, mais c'est comme si mes neurones ne voulaient pas imprimer. La situation leur échappe. Carl entraîne maintenant SolènnDirine vers l'arrière du plateau. Deux agents l'attendent pour le conduire au sas. Pour le conduire au sas ? Mes méninges font barrage. L'information ne passe pas. Miss Lorie apparaît, la larme à l'œil. Elle tient son poing fermé. Face caméra, elle ouvre sa main et tend une petite pilule bleue à SolènnDirine qui l'attrape précautionneusement en la remerciant. Je le détaille à l'écran. Je suis clouée sur mon fauteuil. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien.

Mademoiselle Hélène les rejoint. Elle est secouée, au bord de la crise de nerfs. Je la vois tituber jusqu'à Carl Preston. Il doit avoir remarqué qu'elle n'est pas dans son état normal car il prend son avant-bras pour la soutenir. Le temps que mon attention se reporte sur lui, SolènnDirine disparaît dans le couloir D4.

Petit à petit, les connexions se font dans ma tête.

Je ne peux pas croire ce que je vois.

Je ne peux plus respirer.

Je manque d'air.

J'étouffe.

Mon cerveau est en roue libre. Ça y est, il a capté, et il a déraillé. J'ai l'impression de flotter. Mon corps a basculé en mode automatique, il s'est remis à respirer, je ne sais comment. Mes yeux écarquillés suivent le trajet de SolènnDirine sur l'écran central. Mes membres engourdis ne peuvent plus bouger. Je ne peux plus réagir. Je suis en pierre. Je le regarde partir et je ne peux rien faire que de hurler intérieurement. Le cri - mon propre cri silencieux - me vrille les oreilles de l'intérieur. La Cita sort une lame étincelante et tchac, un coup de rasoir rouvre d'un trait le trou béant qui s'était refermé. Mon corps est comme déchiré. La Cita m'a attrapée, rouée de coups, éventrée, et laissée pour morte sur le tapis. Je te l'avais bien dit, me murmure-t-elle.

C'est fini, je ne me relèverai pas. Je ne vois pas comment je pourrais. 







SOL

Jour J
Le gars qui a fait le chemin en marchant à ma droite a vérifié mes poches pour être sûr que je n'emmenais rien « de précieux pour nous ». Entendez, pour ceux qui resteront vivants, qui auront forcément envie de se connecter demain, de fusionner avec la Cita. Non, je n'ai pas embarqué d'écran ni d'oreillette, ni de bouteille de nutic, ne vous inquiétez pas. Face à la porte du sas encore fermée, nous nous regardons, il hésite à passer à la suite.
- Merci, Sol, lâche alors le deuxième gars avec une certaine émotion.
Je dois plisser les yeux d'un air dubitatif, car il s'explique :
- Pour ton courage, pour ton respect des aînés, pour les valeurs que tu défends. Ton acte d'aujourd'hui nous rappelle à tous pour quoi nous œuvrons, pour quoi nous nous levons chaque matin : le bien de la Cita avant tout.
- Le bien de la Cita avant tout, répète son compagnon en me serrant l'épaule face caméra.
Je me retiens de sourire. Celui qui a serré l'épaule du héros avant son ultime sacrifice. Pas mal, vraiment. Si je n'étais pas dans la peau du sacrifié, j'adhérerais pleinement au concept. Beau spectacle, audimat maximum, c'est certain. Comme ils attendent tous deux ma réaction, j'acquiesce solennellement. Je dois dire que je leur suis reconnaissant, moi aussi, de me trouver des excuses si valeureuses devant le reste du monde. Je me retrouve là où j'ai toujours dû atterrir, finalement, là où est ma place. La différence, c'est qu'on racontera peut-être ma fin sous forme de légende à des tas de gosses émerveillés qui me trouveront fantastique. Si les adultes estiment que ça ne remue pas trop le passé, les futurs orphelins prénommeront leurs doudous Soli, du nom du héros courageux. Peut-être même leurs meilleures poules pondeuses. L'ombre d'un sourire traverse mon visage. Je n'avais pas prévu tout ce qui s'est passé durant ces sept jours. Je repense à dimanche dernier, dans le poulailler, quand Jasmine a lâché sa bombe. J'étais pro Cita à cette époque-là, on dirait que des dizaines d'années se sont écoulées. J'étais en accord avec les règles, tout à fait disposé à attendre tranquillement que la chance se pose ou pas à côté de moi, j'adhérais aux principes. Le sacrifice obligé de quelques orphelins pour la survie du plus grand nombre me semblait normal. Je ne cherchais pas d'échappatoire car il n'y avait aucune raison de vouloir s'enfuir. C'était douloureux, dur, tout ce que vous voulez, mais c'était juste. Je ne saisis toujours pas réellement ce qui a tout fait basculer dans ma tête. Comment j'en suis venu, en si peu de temps, à me transformer. Suspicieux, irrespectueux, individualiste, voilà ce que je suis devenu. Quelque part, je préférerais que rien de tout cela ne soit arrivé. Je serais au même endroit, tout aussi apeuré, mais j'aurais le cœur plus serein.
- Tu vas entrer dans le sas, me prévient le premier gars. Tu peux y rester autant de temps que tu le veux. Mais quand l'autre porte s'ouvrira, les gaz acides pénétreront dans l'habitacle.
- Prends l'Antafarax tout de suite, dit le deuxième.
D'un geste vif, je jette la pilule bleue dans ma bouche et déglutis ostensiblement.
- Prêt ? me demandent-ils en chœur.
- Prêt, fais-je d'un ton bravache en saluant la caméra.
Ils observent ma bouche alors que je prononce ce dernier mot. Ils vérifient discrètement que j'ai avalé la pilule, je le sais. Petites recommandations dans l'oreillette. Vont-ils me demander de tirer la langue pour être sûrs ? Ce serait du plus mauvais goût, sachant qu'ils s'adressent au héros de la Cita, le martyr de ces dames. En haut lieu, on estime sans doute que ce serait dangereux de laisser croire aux gens que les orphelins se succèdent et qu'ils se refilent les uns les autres leurs envies de révolte, de découverte, d'émancipation. Jasmine doit rester un cas isolé. Une folle. Et pour que ça ne fasse pas tâche d'huile, il faut faire confiance au héros sortant. Je te comprends, maintenant, chère Cita. C'est à ton tour de jouer, mais il semblerait que j'ai l'avantage. Laisse moi sortir. Le premier gars appuie sur un gros bouton et la porte du sas s'ouvre devant nous. J'entre, ils reculent d'un pas, le mécanisme bien huilé se remet immédiatement en mouvement. Durant les cinq secondes suivantes, je manque de sauter par l'interstice pour rejoindre les deux gars de l'autre côté. Mais je n'en fais rien. Et me voilà coincé, du mauvais côté. En prétendant que j'avais l'avantage, j'ai peut-être un peu exagéré. Un peu beaucoup.
Ok, beaucoup.
Suspicieux, irrespectueux, individualiste. Je crois que je peux rajouter « gravement présomptueux » à ma liste.







ZIA

J-7

Il y est. J'ai cessé de flotter, je suis retombée comme une pierre. J'ai mal partout. Mes poumons sont comme calcinés, mes membres fracassés. Ma tête est dans un étau. Je le regarde faire le fier, sourire à la caméra, comme si de rien n'était. Comme si la porte extérieure n'était pas en train de s'ouvrir mollement, ouvrant le sas vers le dehors, vers la mort. Je me souviens de ce jour-là, notre jour 0, juste avant que le toit de l'école centrale ne s'effondre, il était sur l'estrade, bras ouverts, à sourire à son public. Les gens l'aiment et il ne peut s'empêcher de le leur rendre. SolènnDirine. Mon âme sœur depuis toujours. Il n'attend même pas que la porte soit totalement ouverte, il jette un œil en arrière – vers moi ? – et il sort. Il sort. La Cita n'est plus la Cita. Un monde sans SolènnDirine n'est plus un monde. 

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant