SOL
J-7
Moi qui espérais que cette conversation était passée inaperçue. A priori, il n'en est rien. Carl Preston s'attache à « récapituler les événements pour ceux qui n'auraient pas été connectés ce matin ». Le poulailler apparaît sur les écrans, vu de haut. Le son n'est pas bon, mais des sous-titres permettent de suivre les échanges. On nous voit discuter pendant quelques secondes. L'instant où je pose la question « pourquoi ? » a été coupé au montage, je ne sais pas si ça me soulage ou si ça m'inquiète. Sur les images, Jasmine a l'air un peu hagarde (c'est vrai qu'elle avait bu beaucoup de Mini A, mais je jurerais qu'ils ont modifié les couleurs pour qu'elle ait les yeux plus rouges qu'en réalité). Elle devrait être sur le plateau, maintenant. Où est-elle ? Carl Preston commente tranquillement la séquence, prétendant que Jasmine a une passion pour les animaux et qu'elle a toujours rêvé d'en rencontrer d'autres que nos éternels poules et poussins (je ne me souviens pas que Jasmine ait été passionnée par quoi que ce soit). Puis il loue sa belle abnégation, « Jasmine ayant décidé de souffrir le martyr pour permettre à la Cita de faire, peut-être, de nouvelles découvertes ». Quand il prononce ce mot, « martyr », un long frisson court dans ma nuque. Durant son petit discours, Carl mentionne un peu trop souvent mon prénom, ça me stresse. J'aimerais que Mademoiselle Hélène me dise ce que je dois répondre si on me pose des questions. J'aurais dû lui en parler avant, peut-être en prétextant un problème dans une salle de bains, de façon à discuter hors caméras. Je la cherche des yeux, elle n'est plus là. Tout à coup, elle apparaît sur l'écran principal. En compagnie de Jasmine. Elles sont toutes les deux en duplex, et d'après Carl Preston, elles ne nous rejoindrons pas sur le plateau. Je frissonne à nouveau. Jasmine porte une drôle de combinaison intégrale avec une étroite visière translucide. On ne voit que ses yeux, et encore. D'après ce qu'est en train d'expliquer Carl, cette combinaison faisait partie d'un ancien contingent – on n'en a plus besoin. Elle permettra peut-être à Jasmine de réaliser son rêve – parcourir durant quelques minutes le monde extérieur. La voix de Carl se fond quelque part, je l'ai perdue. J'entends vaguement des mots comme « étanchéité », « oxygène », « évacuation du dioxyde de carbone », « période d'autonomie », « attaques acides ». Les yeux de Jasmine crient sa terrible peur, Carl décrit avec enthousiasme la combinaison qui lui servira sans doute de linceul. Je me demande combien de temps elle tiendra. Pourrai-je en avoir une, moi aussi ? Mademoiselle Hélène presse le bras de Jasmine, ses gestes sont mal assurés, on dirait qu'elle a peur de trouer la manche de la combinaison. C'est vrai que le tissu plastifié a l'air fragile. Carl prévient les téléspectateurs que Jasmine ne pourra pas communiquer – la Cita lui offre gracieusement cette vieille combinaison dont personne n'aura plus jamais l'usage, mais elle préfère ne pas se délester de l'un de ses précieux micros. Alors, ça y est déjà. Jasmine va sortir comme ça, sans avoir eu son interview personnalisée, son avalanche de messages, ses adieux déchirants. C'est comme une sortie au rabais. Je me rends compte que je serre les dents. Voilà le message que nous adresse la Cita : si tu vas à l'encontre des règles, la Cita gâchera ta vie. Et ta mort aussi. Tout va beaucoup trop vite. Mademoiselle Hélène tend la main dans le vide alors que Jasmine la quitte, emmenée par deux agents, puis elle lève les yeux pour suivre le parcours de sa protégée par écran interposé, comme nous tous. Je regarde Jasmine avancer péniblement. On entend juste le froissement du tissu quand ses jambes se frôlent. Zia est figée dans son fauteuil. Je voudrais la prendre dans mes bras. Qu'on affronte ça ensemble. Jasmine a parcouru le tunnel D4, elle arrive au sas. Les deux agents la laissent y pénétrer puis referment la porte derrière elle et repartent en sens inverse. J'ai froid dans le dos. Je m'imagine dans ce même sas, dans une semaine. Vais-je bousculer les agents et essayer de rebrousser chemin, comme certains ? J'imagine que, dans ce cas, des plantons supplémentaires arriveront pour prêter main forte à ces deux-là et me repousser vers le sas. Non, j'entrerai dans le sas dignement. Est-ce digne de marcher vers sa mort sans protester ? Je voudrais me lever, crier quelque chose. Dire à Jasmine qu'on ne l'oubliera pas. Je reste cloué dans mon fauteuil. Le sas est maintenant fermé hermétiquement. Cela ne dure que quelques secondes, puis la porte extérieure s'ouvre automatiquement. Parfois, il y en a qui restent dans cette anti-chambre et qui tambourinent en espérant qu'on les laissera faire demi-tour, mais la plupart marchent vers le dehors. De toutes façons, une fois la porte ouverte, le sas se remplit de gaz acides, ce n'est pas la peine de rester là. Autant aller voir plus loin vu qu'il n'y a aucun retour en arrière possible. Ceux qui restent meurent là, anéantis par l'Antafarax avant de l'être par l'air ambiant ; on rapatrie leur dépouille après désinfection du sas et ils sont incinérés, comme tout un chacun. Les autres, on ne le revoit jamais. Dehors, les pluies acides se chargent de désintégrer la matière organique. Les corps des orphelins malchanceux disparaissent, retournent à la terre. La caméra qui est dans le sas nous montre Jasmine alors qu'elle hésite. Je m'apprête mentalement à formuler mes adieux, quand la caméra fait quelque chose qu'elle n'avait jamais fait jusqu'à aujourd'hui : elle pivote. C'est la première fois que la caméra pivote. Je n'y crois pas. Ils l'ont modifiée, exprès. Elle suit Jasmine alors qu'elle sort, qu'elle fait une dizaine de pas, laissant derrière elle la Cita et ses dômes. J'ai l'impression de m'enfoncer dans mon siège. La tête me tourne. Je ne lâche pas Jasmine des yeux. J'ai peur de découvrir autour d'elle les cadavres de Louisa, Uthi ou de David. Heureusement, il n'y a rien. La silhouette de Jasmine se découpe maintenant sur le paysage aride, sol brun décharné, ciel empli de particules en suspension. Durant un court instant, j'imagine Jasmine nous faire un signe de la main et disparaître au loin. Mais elle n'avance pas beaucoup plus. L'œil de la caméra ne l'a pas encore perdue lorsqu'elle s'effondre sur le sol. Je déglutis en la voyant chuter. Mes yeux se détournent de l'écran. Carl Preston me fixe durement. Je prends ça pour un avertissement. Plus aucun mot interdit, plus aucune allusion à cette fameuse discussion, c'est compris. Jasmine ne bouge plus. C'est terminé pour elle.
VOUS LISEZ
Sept jours
General FictionJ-14 Il ne lui reste que 14 jours. Bientôt, il devra sortir de la Cita, quitter sa bulle protectrice. Dehors, l'air est vicié, impossible à respirer. Il ne peut pas rester, il ne veut surtout pas sortir. Sortir, c'est mourir. J-8 Plus que 8 jours. N...