Chapitre 14

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LALI

Soli vient habiter chez nous. Ça y est. C'est ce que je voulais. Il ne dormira pas avec moi, je vous rassure, mes parents ne le permettraient pas. Je ne suis même pas déçue, je n'ai pas spécialement envie de m'échiner à les convaincre de nous laisser tranquilles cette nuit. Je déglutis devant ma glace. Quel gâchis. En quelques jours, j'ai perdu cette belle excitation qui rendait tout ça si joyeux. Hier soir, il m'a clairement abandonnée. Heureusement que Lance était là. J'ai fini la soirée à sangloter dans ses bras. Fait chier. Je sais par ma voisine que tout le monde est scotché à son écran, le matin, le soir, pendant les pauses, tout le temps. Ils veulent savoir comment ça va entre Soli et moi. Quand elle m'en parle, elle roucoule comme une adolescente - ce qu'elle n'est plus depuis belle lurette. Je ne peux quand même pas décevoir mon public. C'est bien la dernière chose qu'il me reste. J'inspire un grand coup et souris à mon reflet. Allez, hauts les cœurs, si Soli a décidé de venir vivre avec nous, c'est qu'il a aimé ce qu'il a trouvé ici. Il faut que je m'accroche. Il a juste besoin d'un peu de temps pour se détacher de son ancienne vie, ça peut se comprendre.






SOL

J-3

M. Bubble a dit « Tu te décides maintenant : tu joues le jeu ou tu sors dimanche ». J'ai joué le jeu. J'ai accompagné Lali en cours, je lui ai souri, je me suis excusé de l'avoir plantée hier, je l'ai laissée me prendre la main, même si j'avais juste envie de me dégager et de l'envoyer bouler, j'ai rigolé à ses blagues foireuses, j'ai fait ce que je pouvais pour m'intégrer aux discussions, je n'ai pas insulté Svea quand elle a dit qu'elle « essaierait bien Daemon avant qu'il sorte », j'ai gardé mes poings dans mes poches quand Lance a surenchéri en parlant de Zia, et j'ai espéré pendant toute la journée qu'elle ne soit pas devant un écran. M. Bubble ne m'a pas lâché d'une semelle. J'ai essayé de lui fausser compagnie, pour voir, il m'a rattrapé dans la seconde et j'ai dû argumenter comme un malade pour qu'il accepte de croire que je m'étais juste trompé de chemin. Zia est coincée là-bas, je suis coincé ici. Ça craint.

Ce soir, autour de la toute petite table pliante qui occupe plus de la moitié de la pièce de vie quand on l'ouvre, le silence est pesant. Lali le rompt parfois pour raconter des anecdotes, mais tout tombe à plat. Je finis par remercier Lorna pour l'omelette aux orties. C'est bon, ça change. Elle m'explique comment elle ramasse des herbes tout autour de la rivière, comment elle en distribue à ses voisines. Elle loue les vertus des orties et celles d'autres plantes qui poussent toutes seules sans qu'on ait besoin de les ressemer d'année en année.

- Il faudra le faire à ma place quand je ne serai plus là, souffle-t-elle au détour d'une phrase.

- Maman ? fait Lali en relevant la tête, soudain sérieuse. Ton Biocare... ?

Lorna secoue le menton. Non, aucun problème de ce point de vue-là. Le Biocare dit que tout va bien. Lorna hésite puis passe la parole à Oggy d'un simple regard.

- Les enfants, commence-t-il (on entend à son ton et à son débit de voix qu'il a préparé son laïus depuis un moment), Lorna et moi, on pourra pas payer pour vous deux pendant dix ans, on le sait...

- Des places se libéreront ! s'écrie Lali.

On dirait une gosse à laquelle on vient de retirer un fruit bien mûr, elle a trop peur que ses parents ne reviennent sur ce qu'ils ont dit. En même temps, je ne peux que les comprendre. Se saigner à blanc pour un gars qui n'est même pas vraiment amoureux de leur fille... J'ai soudain honte de moi, j'aurais dû le leur dire moi-même plutôt que de les laisser tirer leurs propres conclusions en m'observant sur leurs écrans. C'est moche. Je me demande si je peux encore les faire revenir en arrière. Si je promettais d'épouser Lali ? Je réfléchis depuis ce matin à ce que je peux faire pour aider Zia. Et clairement, c'est en restant en vie et dans la Cita le plus longtemps possible que j'ai plus de chances de lui donner un coup de main. Lequel ? Je n'en sais rien encore, mais j'y pense à longueur de temps, et ce que je sais, c'est que je dois absolument éviter de sortir dimanche. Ça nous laissera encore une semaine pour trouver un moyen, quel qu'il soit. Les ramifications dans ma tête s'étendent, se croisent, s'emberlificotent, elles représentent les possibilités qui s'offrent à moi, comme les branches d'un pommier (j'espère juste qu'il n'a pas chopé la Varia). Je m'apprête à plaider ma cause, mais Oggy n'a pas terminé :

- Lorna et moi...

Il plonge son regard dans celui de sa femme et je sens les yeux de Lali sur moi. C'est ce qu'elle voudrait pour nous, cette complicité qui dépasse les années, cet amour palpable. C'est ce que nous n'aurons jamais, désolé Lali.

- ... On a décidé que quand on ne pourra plus payer, on se retirera et on vous laissera nos places.

- Papa ! s'insurge Lali. Ne dis pas des choses comme ça !

On se retirera. Comprenez : « on prendra l'Antafarax, comme notre vieux voisin ». Mon cœur manque un battement. Lorna pose sa main sur celle de Lali dans un geste affectueux et apaisant.

- Ce n'est pas pour tout de suite, murmure-t-elle d'une voix douce, et puis, tu sais, ça me semble être la meilleure chose à faire. Grâce à cette décision, on peut décider d'adopter Soli (elle prononce mon nouveau surnom en souriant d'un air tendre à sa fille), on sait que ça ira.

Lali acquiesce en silence, des larmes roulent sur ses joues et atterrissent sur la table.

- Bienvenue dans la famille, mon garçon, lâche Oggy d'un ton solennel en me tendant sa main droite.

Je ne peux que la serrer. Gentil Oggy, charmante Lorna. Ça me donne envie de gerber. Putain ! Et il faut que je reste là, bien tranquille, à faire comme si tout allait bien ? Cette bienveillance, cette dévotion. Ça pue. Je n'ai pas l'impression que ce soit seulement pour Lali, ou pour moi. C'est pour la Cita. Le sacrifice, qui pourra être retransmis en direct, arrachant un pincement au cœur et un soupir de satisfaction tordue aux bons citoyens. Dans quelle mesure tout cela ne leur a-t-il pas été soufflé – via oreillette ? quitte à prévoir du spectacle, autant que ce soit rentable sur le long terme. Ce n'est pas ça, le maître-mot, rentabilité ? Putain, c'est ça qui est prévu ? Quand ils ne pourront plus payer, ils prendront l'Antafarax avec un sourire bien mièvre en se regardant dans les yeux ? J'ai pas demandé ça, merde ! Je ne veux pas de ça ! Ça suffit ! Tu en as assez de mes enfantillages ? Et bien moi aussi, chère Cita, j'en ai marre de tes sales coups et de tes manigances.

Il est temps d'en finir.







ZIA

J-10

Le soir tombe. Mademoiselle Hélène est venue me souhaiter bonne nuit. Elle a décidé de m'enfermer. Elle a tourné la clé, elle l'a laissée dans la serrure. Je me dis que je devrais trouver un objet fin pour la pousser et essayer de la récupérer, mais je n'en ai pas le courage. Je reste allongée sur mon lit, à les imaginer ensemble quelque part, tous les deux, Lali et SolènnDirine. Il faut que je le laisse partir. Il faut que je le laisse partir.

Ça me broie le cœur.

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant