Chapitre 8

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LALI

Soli est pris d'assaut ; Finz, Carla, Séone, July, tous se jettent sur lui, le mitraillent de questions horribles. Il va faire demi-tour ! Je le vois reculer. Je sens la panique monter avant de m'exclamer d'une voix forte : « On va à la rivière ! » Les enfants approuvent d'un cri de joie et se mettent instantanément en route en tirant Soli derrière eux. le flot de questions se tarit de lui-même, mais une gamine se lance dans une logorrhée épuisante, ponctuée de « Tu m'écoutes, Sol ? ». Il se laisse entraîner dans la rue, hoche la tête quand la gamine lui parle, mais je le sens perdu, décontenancé. J'hésite à rabrouer la petite, à me rapprocher de lui. Et puis il lève enfin la tête vers moi. Il me sourit.

- La rivière ? fait-il, et sa voix est encore plus douce, plus charmante que dans mon souvenir.

Il m'a parlé. Mon cœur bat à cent à l'heure. Je lui réponds tout en priant pour ne pas bafouiller. Mince, je bafouille. Je transpire aussi. Oh, c'est terrible, je vais réussir à puer pour notre première sortie. Je cale mon pas sur le sien. La gamine reste encore quelques minutes à nos côtés, à pérorer, puis elle rejoint le groupe d'enfants que nous suivons. On se laisse distancer. Les deux enseignantes qui nous accompagnent et l'homme qui est arrivé en même temps que Soli ont pris la tête de l'expédition. Nous voilà tous les deux. Si j'osais, je lui prendrais la main, mais c'est peut-être trop. Je ne veux pas qu'il me considère comme une fille facile ou qu'il se sente agressé par mes initiatives. Je ne dois pas lui sembler très naturelle, j'ai l'air toute raide, je marche bizarrement. Et ma voix n'est pas comme d'habitude. En plus, j'ai l'impression de buter sur chaque mot. Heureusement, il ne relève pas. Ne s'en rend-il pas compte ou se montre-t-il poli, je ne sais pas, mais en tous cas, il fait la conversation, me posant des questions sans importance sur le quartier ou les élèves. Je sens que me détends progressivement. Au loin, apparaît le joyau de notre quartier : notre bras de rivière.





SOL

J-6

Je suis coincé là, de toutes façons. Autant en profiter. Je me ressaisis vite, je prends sur moi. Je m'efforce d'oublier ce que je viens d'entendre et de me focaliser sur l'instant. J'apprends des tas de choses en questionnant Lali. Elle est loquace et elle en connaît un rayon. J'apprécie. Quand je pose des questions sur la Cita aux adultes, les réponses sont toujours évasives ; et les autres orphelins n'en savent pas plus que moi. Avec Lali, au moins, j'obtiens des réponses. Les engranger et les classer dans ma tête m'aide à tenir la distance. Le dôme sous lequel nous marchons est un des plus haut de la Cita, et un des plus étendus. Il abrite environ quarante mille personnes. Il jouxte le dôme central, auquel il est relié par cinq tunnels différents. Je sais que les dômes principaux, au nombre de sept, sont situés autour du cœur de la Cita, et que d'autres dômes, plus petits, s'ajoutent, en chapelet, au sud. Ce dôme-ci se situe au nord et il est à la limite de l'extérieur. Lali m'expose tout ça, et je me rends compte que ses mots sont les miens – il semblerait que nous ayons tous appris la même leçon. Les connaissances de Lali sont tout de même plus vastes que les miennes. Elle sait par exemple des choses que je ne sais pas sur les tunnels, les liens entre les dômes, les installations. Elle se repère très bien, aussi. Pour ma part, je crois que je n'ai pas un très bon sens de l'orientation, j'aurais été incapable de dire, sans l'avoir appris, que les espaces verts dans lesquels m'emmène M. Mestre étaient au sud. M. Mestre, toujours à prendre le même tunnel pour rejoindre les plantations... Je me demande si d'autres chemins seraient possibles. Lali préfère habiter ici, plutôt que dans un dôme « au plafond bas », comme elle dit. C'est vrai qu'il est si haut qu'on pourrait avoir l'impression qu'il n'est pas là, que la Cita n'existe pas. Je me demande si c'est cela que Lali veut dire, mais je me garde bien de le lui demander. Elle continue en mentionnant la rivière. Les gens d'ici la chérissent. Lali en parle comme d'une personne à part entière. C'est ici qu'elle est la plus large ; après, elle se sépare : un ruisseau poursuit son chemin vers la place centrale, et un autre se faufile entre les rochers pour finalement disparaître sous terre. Lali désigne ensuite ses camarades, dont elle m'énumère les noms. Je ne les retiendrai jamais. D'après elle, l'école est assez grande. Les écoliers ne sont pas tous présents aujourd'hui. Elle ne s'arrête plus de parler. Quand elle ralentit, je la relance par une question que j'espère anodine. Le dôme a été refait, m'apprend-elle. Tout en restant prudent (j'ai l'impression que personne ne nous écoute, mais on ne sait jamais), je demande des détails. Lali tique un peu, elle sait parfaitement à quelles règles je suis censé me conformer, puis elle hausse les épaules. Elle dit qu'elle peut bien me le raconter puisque, de toute façon, elle l'a vu de ses yeux. « Ce n'est pas un secret ! » lance-t-elle tout haut comme pour se dédouaner. Cette remarque me fait une drôle d'impression, comme si la règle numéro quatre n'était pas là pour me protéger de la tristesse, de la nostalgie et de tout un tas de questions sans réponses qui pourraient me bouffer de l'intérieur, mais qu'elle est plutôt là pour me cacher des choses. Je secoue la tête. Les règles sont là pour nous garder en sécurité, rien de plus. Lali me montre quelque chose du doigt. Je lève les yeux. Elle m'explique qu'on a reconstruit une coupole en dessous de la coupole initiale, en les collant quasiment l'une à l'autre. Selon elle, il y avait une fissure. Je garde l'info en tête, dans un petit recoin. Je me rends compte que j'aimerais beaucoup en savoir plus sur cette histoire. Ça ne sert à rien, pourtant (j'entends littéralement la voix de Mademoiselle Hélène). Et puis ça me semble risqué d'aborder ce genre de sujet. Les « pourquoi ? » sont interdits dans toute la Cita, pas seulement à l'orphelinat. Lali poursuit, elle me parle des gigantesques installations de traitement de l'air positionnées le long de la paroi, elle dit que tout à l'heure, on ira voir les énormes turbines de près si ça m'intéresse. Pourquoi pas, en effet... Je m'apprête à l'interroger encore, quand, soudain, au détour d'une rue : la rivière. Je ne m'en étais jamais autant approché. Elle sort d'un énorme tunnel fiché dans la paroi. Je n'avais pas réalisé que nous avions marché jusqu'à la limite. Après ça, ce n'est plus la Cita. Le dôme se dresse devant nous. La paroi, d'un blanc presque opaque, semble scintiller, sans doute à cause de l'eau. Derrière elle, on devine la silhouette du mur d'enceinte. On ne voit presque rien au dehors, mais je crois distinguer la forme ronde d'un tuyau encore plus gros que celui que j'ai sous les yeux, qui traverse le mur pour permettre à la rivière de couler jusqu'ici. Je me demande pourquoi ils ont construit le mur. Etait-il là avant la Cita ? L'ont-ils bâti en même temps que les premiers dômes ? Sa présence sert-elle juste à rassurer les gens, à les faire se sentir en sécurité ? A accentuer l'idée qu'il y a un dedans et un dehors ? Je plisse les yeux mais ne dis rien, bien sûr. De notre côté de la paroi, l'eau sort du tunnel, assez tumultueuse ; le bruit est réjouissant. Lali devance mes questions suivantes. Il y a un système d'épuration dans le tunnel, l'eau qui nous arrive de l'extérieur est traitée avant de nous être rendue, c'est pour cela que les enfants peuvent boire cette eau si ça leur chante. On n'a pas le droit de se baigner, car l'eau est mise en bouteilles un peu plus loin, mais on a le droit de s'arroser. Elle a dit ça avec un petit sourire espiègle et elle m'emmène vers les rochers qui jalonnent le passage de l'eau. Les autres enfants s'éclaboussent déjà en hurlant. Je plonge ma main entre deux pierres plates. L'eau est froide. Je reçois une giclée, puis une autre. Et c'est comme si le compte à rebours s'était arrêté. J'ai l'impression d'avoir huit ans. J'envoie de l'eau autour de moi. Certains enfants se sauvent, d'autres éclatent de rire. Lali a les cheveux mouillés et un grand sourire. Cette sensation qui m'enveloppe soudain comme une douce couverture, cette joyeuse innocence qui se réveille après une hibernation de sept longues années, c'est tellement agréable. Je souris et la laisse m'envahir. Et c'est seulement au bout de quelques minutes que je le sens, sous la douceur, ce sentiment oppressant, terrible. Je crois qu'il faut que je parte d'ici avant de prendre goût à toute cette légèreté.





ZIA 

J-13

J'ai passé la journée à me cogner contre les murs. C'est une image, je vous rassure. Mais c'est vraiment le sentiment que j'ai. Je déroule une piste, je la suis, et boum, je me prends un mur. Aucune de mes idées d'évasion n'est valable. Dès que je creuse, ne serait-ce qu'un peu, je me heurte à la réalité, plus solide que la paroi d'un dôme, plus compacte que le mur d'enceinte. Il n'y a aucune solution. SolènnDirine est rentré. Il avait l'air bien. Sait-il que j'ai essayé de m'échapper cette nuit ? Je n'ai pas pu lui adresser la parole, je n'ai même pas pu le regarder en face. Ça me fait tellement mal. Aurais-je préféré que Lali n'existe pas ? Suis-je aussi égoïste que ça ?

Des coups résonnent contre la porte de ma chambre. Je n'ai pas le temps de me lever de mon lit, Mademoiselle Hélène entre. Ça faisait plusieurs heures qu'elle n'était pas venue me faire la morale, elle doit être en manque. Je remonte mes genoux contre mon torse – comme bouclier, on a vu mieux, mais bon. Mademoiselle Hélène s'assied, une fesse sur le matelas, une autre dans le vide. Elle commence à me sermonner. Encore. Sur ma tentative de fuite, et puis sur ce qui s'est passé à la fin de l'émission, comme quoi on n'a pas de le droit de se toucher, etc. Le visage figé, je laisse ses mots ruisseler sur moi sans les écouter, et puis, tout à coup, Mademoiselle Hélène change de registre. Elle se rapproche un peu de moi, se racle la gorge.

- Tu dois arrêter de penser à lui, Zia, dit-elle d'une voix plus tendre, tu dois le laisser partir.

Je lève le menton et la regarde dans les yeux.

- Si Lali a des doutes, elle pourrait ne pas donner suite, ajoute-t-elle. Et on sait, toi et moi, qu'elle est sa seule chance, n'est-ce pas ?

Je hoche la tête, évidemment.

Elle tend la main vers moi, mais je me recroqueville sur mon lit et ferme les yeux.

- Je sais que c'est dur, murmure Mademoiselle Hélène avant de me laisser seule.

Je l'entends fermer la porte et s'éloigner.

Dur ? Ce mot est à cent mille lieues de ma réalité.

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant