Chapitre 9

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SOL

J-5

Pas de relâche aujourd'hui, ni pour moi, ni pour les enfants de la rivière. Me voilà en cours de morale. Le prof qui nous parle vient de l'école sud. Mademoiselle Hélène ne peut pas assurer tous les cours seule et les autres surveillants, comme M. Bubble ou M. Grige, sont clairement incapables d'enseigner quoi que ce soit. Alors, on puise dans le vivier de profs que nous offrent les écoles alentours. Nous sommes six, installés en demi-cercle autour du prof de morale dans un coin de la salle. Zia s'est assise le plus loin possible de moi, dirait-on. Ce matin, au petit-déjeuner, elle avait changé de place. D'habitude, elle s'installe quelque part où je peux la voir. Je lève les yeux de mon nutic, je croise son regard, c'est comme ça. Mais ce matin, j'ai déjeuné en regardant ses cheveux, son dos, sa nuque quand elle a attrapé un élastique pour se faire une sorte de chignon. Je comprends qu'elle soit fâchée. Non, en réalité, je ne comprends pas. Je n'ai pas demandé à Lali de débarquer sur le plateau dimanche. Je n'ai rien demandé à personne. Je voudrais attraper Zia par les épaules, la forcer à me regarder et lui dire que je n'y suis pour rien. Je n'y suis pour rien ! Le prof hausse légèrement le ton, j'essaie de m'intéresser à ce qu'il raconte. A l'autre bout de la salle, Mademoiselle Hélène explique aux plus petits l'art de la bouture. Quand Zacharie lance d'une voix claire un « Pourquoi on doit faire comme ça, mademoiselle ? », j'entends l'éternel soupir de notre conseillère, puis : « Allons, tu sais bien que le pourquoi n'a aucune importance, Zacharie, la seule chose qui nous intéresse, c'est le comment ». Les enfants hochent la tête et reprennent en chœur la maxime. Je commence moi aussi à la marmonner de façon automatique avant de m'interrompre brutalement. J'ai intégré les règles, je les respecte. Elles font partie de moi. Mais je sens que quelque chose de subversif s'immisce progressivement et vient remuer mes valeurs. Je ne veux plus me contenter du comment. Comment faire une bouture, comment être un bon citoyen, un bon orphelin. J'en ai assez de respecter scrupuleusement les étapes pour bien faire ce qu'on me dit de faire. Ce que je voudrais, c'est arrêter cet engrenage infernal. Sortir de cette situation impossible, où j'étouffe, coincé entre Lali qui papillonne dans ma tête, et Zia qui ne veut même plus croiser mon regard.






ZIA

J-12

Après les cours, SolènnDirine est parti voir Lali.

Je me suis rarement sentie aussi seule. Je n'arrive pas à être heureuse pour lui. Je me répète qu'il va vivre, mais le mal de ventre qui me tord en deux depuis ce matin ne disparaît pas pour autant. Ce que m'a dit Mademoiselle Hélène hier soir, ça m'a... je ne sais pas, le mot qui me vient, c'est fracassée. Ma gorge est nouée, mon visage figé. Mes larmes coulent à l'intérieur, acides. SolènnDirine va vivre. Il part. Et le vide qu'il laisse en moi, et qui se creuse au fur et à mesure que les heures passent, est tellement énorme. Je n'arrive plus à penser à rien. Même songer à mon évasion m'est soudain devenu impossible. Quand j'essaie de réfléchir, les idées refusent de se mettre en place dans ma tête, je n'ai plus de prise sur elles. Elles tourbillonnent, se percutent, se désintègrent et dégringolent au fond du gouffre qu'est devenu mon cerveau. Je ne me comprends pas. pourtant, j'avais prévu de m'enfuir, de le laisser. Mais entendre Mademoiselle Hélène le dire, c'était juste horrible. Depuis quelques jours, j'avais l'impression de ne plus être dans mon corps. Désormais, j'y suis revenue. Je suis coincée au fond de ce trou béant. Je n'avais pas mesuré à quel point je m'étais construite en prenant appui sur SolènnDirine. A quel point je m'étais projetée dans notre avenir, affreux mais commun. Il s'en va, il s'échappe, je m'effondre. Je n'ai plus qu'à prendre l'Antafarax et à sortir ; de toutes façons, c'est ce que tout le monde attend de moi. Et je crois bien que je ne suis plus capable d'envisager autre chose.






SOL

J-5

Lali est venue m'accueillir, au même endroit qu'hier. M. Bubble nous laisse un peu d'espace. Il se fond dans le décor. Au départ, quand je sortais avec M. Mestre, je cherchais sans cesse les caméras, mais il y en a beaucoup plus à l'orphelinat que partout ailleurs dans la Cita. C'est vrai que c'est nous, le spectacle vivant qu'on peut suivre en direct. Lali a un écran, d'une vingtaine de centimètres carrés, très fin, enroulé comme un ancien parchemin, qu'elle sort parfois de sa poche pour suivre les derniers événements. Elle me le tend de temps à autre « Tu veux voir ? ». Je décline. Si je regarde les orphelins sur cet écran, j'aurais l'impression d'avoir franchi le pas, de ne plus être de leur côté. Je ne peux pas faire ça. Pourtant, ce serait tentant, de voir Zia, ce qu'elle fait en ce moment. Mais non, je ne veux pas. Ecouter parler Lali m'en apprend beaucoup. Même constatation qu'hier : il y a des choses que je ne sais pas. Un des voisins de Lali a été convoqué la semaine dernière car son Biocare indiquait un problème. Pratique, cet implant qui sait avant vous si vous allez bientôt avoir mal quelque part. Le voisin est vieux et Lali dit qu'il ne reviendra peut-être pas chez lui.

- Comment ça ? fais-je.

- Ça dépend si c'est plus rentable pour la Cita de le soigner pour qu'il continue à travailler.

Lali a lâché ça tranquillement, mais moi, je sens mes poils s'hérisser.

- Et si ce n'est pas rentable ?

- Il faut bien mourir un jour, répond-elle en haussant les épaules.

Je croyais que nous étions les seuls à avoir droit à l'Antafarax, mais finalement il semble que non. Les vieux voisins que la Cita juge inutiles y ont droit eux aussi, dirait-on. Par contre, lui ne sortira pas par le sas en grande pompe. Ça, c'est réservé aux orphelins qui offrent le spectacle de leur vie et de leur mort aux voyeurs que sont les gens d'ici. Je fronce les sourcils mais me recompose vite fait un visage impassible tout en jetant un œil autour de moi – on ne change pas les vieilles habitudes. Tout ça me dégoûte. Le système. Et ce que ça éveille en moi, car bien sûr, je ne peux qu'espérer qu'ils se débarasseront du vieux voisin avant dimanche prochain. Ça libérerait une place.

- Je vais te présenter quelques amis, lance Lali sur un ton joyeux.

Moi aussi, je vais te présenter quelques amis. Il y en a qui sont morts sous tes yeux il y a quelques jours, quelques semaines. Et d'autres qui s'apprêtent à sortir bientôt pendant que vous, vous vivez votre petite vie tranquille. Mais de quoi je me plains, « il faut bien mourir un jour », hein ?

Sept joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant