Chapitre 11 - et aux allumettes

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Jayu déposa son sac de cours dans l'alcôve qui lui servait de chambre. Après avoir ôté ses chaussures, il s'avança d'un pas, mais il s'arrêta net, en constatant que sa mère n'avait pas remarqué son arrivée. Elle possédait une machine à coudre et s'en servait pour arrondir les fins de mois. Le tac-tac-tac de son pied activait l'aiguille de la machine. Le bruit du mécanisme avait dû masquer son entrée.

Jayu resta immobile à l'épier. Elle lui sembla différente tout d'un coup, parce qu'elle était concentrée sur sa tâche et que son expression neutre, sans joie ni mépris, avait le don de le rassurer. Jayu était stupéfait de découvrir comme sa mère avait un beau visage. Certes, un peu ridé, un peu ancien, crevassé de fatigue et terni par la tristesse, mais jeune, elle avait dû être si séduisante. Son chignon bien fait dévoilait une nuque étroite. Elle avait un nez droit, bien dessiné, une belle bouche et un menton fin.

Comme elle avait dû être jolie. Comme elle était belle lorsqu'aucune préoccupation particulière ne venait noircir ses traits. Qu'est-ce que cela serait si elle souriait ? Un beau sourire de joie... Jayu essaya de se rappeler, de toutes ses forces, le dernier vrai sourire de sa mère. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait s'en souvenir. Pourtant, il lui semblait qu'elle n'avait pas toujours été comme ça. Ce devait forcément être avant qu'il ait atteint l'âge de huit ans. Avant, parfois, elle le prenait sur ses genoux, devant cette même machine à coudre et elle lui faisait sentir le travail de sa cuisse lorsqu'elle activait la pédale. Il rebondissait alors sur elle en riant. Elle glissait les fils dans ses petites mains et brodait des tissus pour lui seul, son fils, dont elle caressait parfois le crâne avec amour, posant légèrement ses lèvres près de son oreille de tout petit garçon. Elle devait alors lui sourire, mais l'image ne lui revenait plus. Le souvenir trop ancien s'était effacé.

Soudain, la couturière tourna la tête vers l'entrée, vers lui. Dès qu'elle le vit, sa décontraction disparue, elle afficha une mine sombre, préoccupée et chargée de tant de petits riens désagréables. Un frisson glacé parcourut Jayu qui baissa légèrement les yeux.

La mère arrêta aussitôt de travailler et cela n'était pas habituel. Normalement, l'arrivée de Jayu ne l'empêchait pas de continuer. Elle se leva, s'assit sur l'un des coussins qui entouraient la table basse où ils prenaient leurs repas. Elle ordonna :

— Viens t'assoir en face de moi. Il faut que je te parle.

Jayu obéit. Il se posa en tailleur, en face d'elle et incrédule, car elle ne demandait jamais à lui parler.

— J'ai reçu un courrier de l'école, de ton école. Ils veulent me recevoir.

L'adolescent avala sa salive.

— Quand est-ce... quand est-ce que ? trembla la voix qui n'avait pas encore muée.

— Demain. Ils ne demandent pas la présence de ton père. Alors, je ne pense pas lui en parler pour l'instant. Je préfèrerais ne pas avoir à le faire.

Un maigre espoir naquit chez le garçon. Sa mère tentait-elle de le protéger ?

— Est-ce que... est-ce qu'ils précisent pourquoi ?

Jayu pensait bien sûr aux paroles de Jihong.

— Ils disent qu'ils ne peuvent pas en dire plus dans le courrier et qu'il s'agit d'un truc que le médecin scolaire a évoqué avec toi. Il sera là, lui aussi... le médecin... Minsik ! Je te le demande, de quoi est-ce que t'as causé avec le médecin scolaire ? Et dis-moi la vérité ! Sinon, je dis tout à ton père.

Jayu tomba de haut, de très haut. À cause de la conversation qu'il avait eue avec le trio malfaisant, il n'avait pas envisagé qu'il puisse s'agir d'autre chose que de son renvoi, mais il venait de comprendre qu'il s'agissait de tout autre chose. L'allusion au médecin scolaire était très claire. Il se rappelait très bien le fameux entretien, évidemment. Il se sentit trahi, il lui avait pourtant promis que cela resterait confidentiel...

Au cours de la semaine précédente, Jayu avait, pour une fois, écouté ce que racontait l'enseignant. Un élève avait demandé :

— L'homosexualité, c'est une maladie, monsieur ?

Le maître s'était trouvé très gêné. Il s'était mis à balbutier :

— Les gens qui sont atteints d'homosexualité, les homos... ils font du mal. Leur mal est contagieux, il me semble. Et être homosexuel, c'est gâcher sa vie. C'est une maladie incurable qui les oblige à gâcher leur vie. Ils ne pensent plus qu'à leurs obsessions sexuelles, à faire l'amour avec n'importe qui...

Les gangsters ne grandissent jamaisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant