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Jayu ne savait plus quoi dire. Il ne savait même plus quoi penser. Il avait envie de vomir, de pleurer, de crier, de protester, de courir et de demander pardon, de s'aplatir devant sa mère, de demander pourquoi il était ce qu'il était, d'implorer sa pitié et son amour et, finalement, il eut envie de mourir, tout bonnement de mourir. De ne plus exister dans ce monde pourri. Là où la compagnie de sa mère lui parut intolérable.

— Demain, à cet entretien, je veux que tu présentes des excuses pour avoir attiré l'attention sur toi et sur ta famille inutilement, que tu t'excuses pour avoir dit des mensonges. Je veux que tu répètes exactement ce que je te dirais de dire et que tu hoches la tête, que tu te mettes à genoux, par terre s'il le faut. Tu comprends ?

— Oui

— Oui, mère !

— Oui, mère.

— Et essuie-moi ces larmes ! Les vrais hommes, eux, ne pleurent pas !

Jayu essuya ses larmes avec le dos de sa main.

— Passe en cuisine et ne dis rien de tout ça à ton père.

Cette dernière consigne, il n'aurait pas de mal à la suivre.

L'allumette cracha une petite flamme lorsqu'il la fit craquer. Il s'en servit pour allumer la plaque, puis, plutôt que de la souffler immédiatement, il observa la flamme avaler le petit bâton de bois jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment proche de son doigt pour le brûler. Dans le regard éteint de Jayu, l'image du feu dansait à la gloire de l'éphémère. Il expira in extremis, au moment où son épiderme digital changeait légèrement de teinte et commençait à l'affecter. Une légère fumée forma des arabesques au-dessus du bâtonnet, devenu noir et tordu. Il se retint d'allumer une deuxième allumette et de voir s'il pouvait entretenir la flamme plus longtemps.

Tout le temps où il fit la cuisine, en attendant le retour de son père, Jayu se sentit malade, mourant même. Il n'était pas différent de la flamme d'une allumette, le bâton qui le faisait vivre arrivait à son terme, trop maigre pour justifier que l'on reste longtemps en vie. Il lui fallait plus de combustible, quelque chose à avaler pour affronter la vie, ou bien il allait s'éteindre définitivement. Seulement, quel avenir peut bien avoir la flamme d'une petite allumette ?

Par la fenêtre du conteneur, Jayu vit la lumière décliner. Plus le soleil descendait, plus son angoisse allait en augmentant. Tous les soirs, l'inquiétude dissolvait ses entrailles, jusqu'à ce qu'il se sache épargné pour cette fois... ou pas.

Son père rentra tard. Les trois membres de la famille Jeon s'assirent autour de la nourriture préparée par le fils. Ils dînèrent sans échanger sur leur journée, chacun la tête baissée sur les plats fumants. Jayu avala un peu vite sa nourriture, son unique repas ayant beaucoup tardé.

Ensuite, le fils Jeon débarrassa, prit les bols et fit la vaisselle dans l'évier. Pendant ce temps, il essayait de ne pas trop prêter attention au bruit traumatisant de l'eau qui coulait contre la paroi en plastique de la douche.

Les conteneurs avaient beaucoup de défauts : petits, insalubres, laids, froids en hiver, chauds en été. Mais l'inconvénient qui déplaisait le plus à Jayu restait l'absence d'isolement sonore. Il pouvait entendre le couple du B.011 se disputer à propos d'un papier hygiénique non remplacé, le chien du C.023 aboyer sans raison, le bébé du C.062 chouiner à crever le cœur, nuit et jour, et le couple du B.030 faire l'amour. Pourtant, entendre les autres, ce n'était pas ce qui lui causait du tort. Il n'osait plus regarder ses voisins... parce qu'il savait bien garder ses cris pour lui, mais que certains, parfois, lui échappaient.

Jayu tenta de garder son attention fixée sur ses doigts qui plissaient dans l'eau chaude et savonneuse. Il fermait régulièrement les yeux pour prier : « Pas ce soir. Pitié. La journée a été assez pénible. Pas ce soir. »

L'eau de la douche coulait depuis un moment déjà. Il n'allait peut-être pas...

— Jayu !

La voix de son père. Un courant d'air s'acharnait sur la brave allumette, menaçant de l'éteindre.

— Viens à la salle de bain !

Il ferma le robinet de l'évier, il essuya ses mains avec un torchon vert. Elles tremblaient. Très lentement, il se retourna. Il eut une faiblesse : lever les yeux vers sa mère. Il croisa son regard et il ne put s'empêcher de demander, avec les yeux seulement, à ce qu'elle intervienne, à présent qu'elle savait qu'il n'en avait pas envie.

— Alors ! T'es où ? Jayu !?

À l'ordre de son père s'ajouta celui de sa mère.

— Vas-y ! Il t'appelle. Tu as entendu ?

Les gangsters ne grandissent jamaisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant