Chapitre XI : Emprunter sans retour

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Raën, capitale d'Óla, quelques centaines de kilomètres au sud-est de Pænos.

"ARRÊTEZ CETTE SPHINGE !"

La-dite sphinge piqua un sprint. Elle bondit par-dessus un chariot de pomme en déployant ses ailes pour mieux amortir sa chute. La chimère masquée se faufila au milieu des passants, les bousculant sans ménage lorsque les passage est trop étroit. Les marchands derrière leurs étals commencèrent à protester sur son passage. Derrière elle, un centaure en uniforme la talonnait péniblement, gêné par sa taille. La sphinge tenait dans sa gueule un sac qui cliquettait à chaque foulée. Le temps qu'elle regarde derrière elle pour évaluer la progression de son poursuivant, sa patte avant droite dérapa sur une substance gélatine. Sa course se termina brutalement dans une pile de casserole. À moitié assommée par le choc, elle n'eut que le temps de se remettre sur ses pattes avant de devoir esquiver le filet du centaure. Son précieux chargement avait laissé échapper une poudre noire. Elle n'y prêta pas attention, trop occupée à fuir le centaure furieux.

"AU NOM DE LA LOI, JE VOUS ORDONNE DE VOUS ARRÊTER !"

L'avantage de cette ville était que tout le monde ne comprenait pas le commun et la sphinge n'eut aucun scrupule à profiter de cette opportunité. La seule résistance face à elle était la lenteur de réaction des gens. Plus que quelques mètres et elle pourrait s'envoler ! Elle maudit ce marché et les draps tendus pour se protéger du soleil. Faire ce casse un jour de marché était vraiment une idée stupide ! La liberté s'offrait enfin à elle ! Elle bondit en l'air, déployant ses ailes dans l'espace enfin retrouvé....et s'écrasa à terre. Elle clopina un peu, étourdie par le choc. Derrière elle, le centaure fulminait. Comme en étant une pareille empotée elle arrivait quand même à lui échapper ?!

La sphinge clouée au sol se laissa noyer dans la foule. L'immense place sur laquelle la ruelle débouchait était remplie de créatures de toutes les tailles et toutes les formes, lui permettant de passer inaperçu plus facilement. Néanmoins elle ne s'y attarda pas : le centaure n'était pas si myope que ça ! Sa chute dans les ustensiles de cuisine lui avait froissée des plumes. Il fallait qu'elle se trouve un endroit calme pour se les lisser. Elle trouva refuge dans une taverne dans une rue malfamée.

"Je vous sers quelque chose ?"

La serveuse était une naïade. La sphinge avait enlevé son masque quand elle s'était glissée dans le foule. Elle posa son chargement sur une table avant de commander une soucoupe de lait. La naïade repartit en cuisine. La fille bleue avait beaucoup de mal à s'intégrer et c'était le seul boulot qu'elle avait réussi à trouver. Elle soupira. Sa rivière native lui manquait atrocement des fois. Surtout lorsqu'elle se retrouvait à servir des trucs bizarres et des clients bizarres. La sphinge qui venait d'arriver était sans doute la plus normale de tous ses clients. Quand elle revint, la sphinge semblait agitée et était tapie derrière son siège.

"Voilà votre soucoupe, ça fer... commença la naïade.

- Excusez-moi, vous avez une sortie par derrière ? la coupa aussitôt la créature ailée."

La serveuse regarda dehors et aperçu un centaure policier qui fouillait le moindre recoin.

"Ça fera cinq pièces d'or.

- Je veux juste une sortie, s'impatienta la sphinge, le centaure se rapprochant de la taverne."

La naïade tendit la main placidement. Elle n'allait pas aider une criminelle pour rien ! La sphinge soupira et lui sortit la somme demandée d'une petite bourse à son cou.

"Suivez-moi, enjoignit la serveuse."

Elle passa derrière le comptoir où la sphinge la suivit, à l'abri des regards. Les portes battantes menant à la cuisine claquèrent à leur passage. Une gigantesque créature occupait tout l'espace. Ses dizaines de tentacules s'activaient dans tous les sens, allumant le fourneau, retournant des steaks, préparant des assiettes, assaisonnant, lavant, astiquant, martelant, et un épais muscus rythmait leurs danses en tombant à terre. La sphinge sentit tous ses poils se hérisser lorsqu'une goutte tomba un peu trop près d'elle et elle se félicita de ne pas avoir touché à la soucoupe. La naïade n'y prêtait aucune attention et passa derrière l'espèce de poulpe.

"Voilà la sort..."

Elle s'arrêta net. Elle recula d'un coup, manquant d'écraser les pattes de la sphinge qui en feula de mécontentement comme elle pouvait avec la sac dans sa bouche. La serveuse se baissa et reprit à voix basse.

"Ton centaure connaît la porte de derrière..."

Elle était terriblement embarrassée. Comme avait-il fait le tour aussi vite ?!

"Ce n'était pas prévu... continua-t-elle. Un policier aussi performant... ça va nécessiter un peu plus... glissa-t-elle, louchant obstinément sur la bourse de la sphinge.

- Ah non ! Je vous ai payée pour me faire sortir d'ici alors faites-moi sortir d'ici !

- Vous m'avez payée pour vous montrer la porte de derrière, nuance ! La porte, la voici, allez-y je vous en prie si vous tenez tellement à vous en aller. Autrement, mes services vous coûteront un peu plus cher..."

La voleuse se retrouvait prise au piège. Elle soupira. Son précieux chargement allait finir par lui coûter aussi cher que si elle l'avait acheté. Et tous les voleurs savent que les prix du marché noir sont exubérants. Elle laissa tomber à regret quelques pièces de plus dans la paume ouverte de la fille des rivières. La naïade avait un peu honte d'extorquer ainsi de l'argent à une sphinge en difficulté mais la vie est ce qu'elle est, et elle, elle avait bien besoin d'argent. Elle fit rapidement disparaître les pièces avant de se lever et de retourner vers le poulpe. Elle ouvrit l'arrivée d'eau et revint vers la porte. Elle souffla un grand coup pour se donner du courage et se remettre les idées en place. Elle se concentra sur le filet d'eau. Le fil argenté dévia peu à peu de sa course, puis se mit à se tordre dans tous les sens. Il s'approcha de la porte où il s'aggloméra peu à peu en une version miniature du cuisinier. Le poulpe transparent d'un mètre de haut se glissa dans la fente de la porte et se tapit contre le mur. Il passa derrière le centaure avant de reprendre sa forme normale.

"C'est le moment ! souffla la serveuse.

- Je crois que vous allez aussi devoir courir... sourit la sphinge de toutes ses dents acérées.

- Hein ?... Mais comment ?...

- Vous avez vu beaucoup de personnes capables de faire ça ici ? en rit la créature."

Ses yeux s'étaient étrécis et son sourire lui donnait l'air cruel qu'ont ses semblables au moment de dévorer leur proie. La naïade jura. Ça lui apprendra à se mêler de affaires des autres ! La sphinge se glissa par la porte pendant que le centaure était distrait, laissant la serveuse en plan.

"Allons Syn ! C'est pas le moment de fléchir ! se morigéna-t-elle."

Elle s'engouffra à la suite de la sphinge. Sa diversion fonctionnant à merveille, elle passa le bout de la rue sans encombre.  Elle ne savait pas trop où aller mais ce qui était sûr c'était qu'il ne fallait surtout pas qu'elle retourne à la taverne. Le centaure saurait immédiatement que le poulpe d'eau venait d'elle. La voleuse avait une dizaine de mètres d'avance mais comme elle ne se pressait plus vraiment, Syn n'eut aucun mal à la suivre. Elle ne savait pas trop comment aborder la chose alors elle la suivait juste pour le moment. Sans se faire voir de préférence. La créature se glissa par une porte après avoir vérifié qu'elle n'était pas suivie. Syn sortit de sa cachette et la suivit après une courte hésitation. Après tout, elle était déjà dans la mouise à cause de cette criminelle, elle pouvait bien savoir pourquoi. Le cliquetis des griffes sur la pierre lui indiqua qu'elle était descendue par les escaliers de pierre. Les locaux étaient très étroits. La pierre blanche, typique de la ville, peinait à rendre l'espace respirable. Les marches n'étaient pas adaptées à une créature de taille humaine et Syn manquait de trébucher à chaque pas. Ce devait être un ancien immeuble de lutins reconvertie pour créatures de taille petite à moyenne. Des galeries percées dans les fondations partaient des escaliers qui se rétrécissaient peu à peu. La naïade fut obligée de s'accroupir et les escaliers laissèrent place à la roche nue. Syn progressait à présent prudemment. Elle ne savait pas trop depuis combien de temps elle progressait dans le tunnel et commençait à s'inquiéter d'un jour arriver à rattraper la sphinge. Les marques de griffes sur la roche et le crissement aigu qu'elle entendait s'éloigner devant elle peinaient à la rassurer. Soudain, le couloir s'élargit d'un coup en même temps que la lumière revenait.

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