Chapitre XIV : Col Édenté

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Syn ouvrit les yeux. Sa vue était trouble et elle sentait comme un poids dans sa poitrine. Le ciel au-dessus d'elle semblait argenté. Elle se redressa péniblement. Elle apercevait tout autour d'elle des taches troubles vertes et brunes et elle crut un instant être de retour dans une prairie. Elle mit quelques instants à faire la mise au point et finalement distinguer les roches grises étrangement teintées de vert. Des fragments de bois l'entouraient et un peu en contrebas gisait la carcasse du navire. Les idées enfin un peu plus claires elle se souvint tout à coup. Le bateau ! Ils s'étaient crashés ! La proue avait été la première à heurter le socle rocheux. Le choc les avait fait rebondir pour finalement mieux les précipiter vers les rochers. Le mât s'était brisé. Le centaure avait perdu conscience à un moment, sans doute entre les deux chocs. La sphinge quant à elle avait été projetée vers le mât. Elle avait effectuée une brève tentative d'envol avant que les cordages relâchés ne la plaque sur le pont. Puis tout avait commencé à partir en miettes. Une étrange lueur argentée les avait enveloppés juste avant que la naïade ne perde connaissance. C'était sans doute cette lumière qui l'avait sauvée. On n'en voyait pas beaucoup dans les rues de Raën ou autour des lacs mais la naïade savait tout de même reconnaître une manifestation de la magie de Défense.

Un peu remise, elle se leva, cherchant ses compagnons de vue. Emeo commençait à se réveiller à quelques pas d'elle, prêt d'un rocher effilé qu'il avait évité de peu. Stidaëlle était introuvable. Ils étaient en train de se concerter pour déterminer la meilleure méthode de recherche lorsqu'un cri d'horreur retentit. Ils se précipitèrent aussitôt, craignant le pire... Elle se tenait là, allongée, tenant dans ses bras la tête du poulpe, seule partie de la proue encore reconnaissable. Ses cris de lamentation s'interrompirent brusquement lorsqu'elle vit Emeo. Une expression de haine absolue passa sur son visage.

« TOI ! hurla-t-elle. REGARDE CE QUE TU AS FAIT ! »

Elle laissa retomber le bout de bois en se mettant debout, le poil hérissé. Son feulement retentit et sans crier gare, elle bondit sur lui. Le centaure aurait eut le visage lacéré sans ses réflexes. Il disparut sous les griffes acérées de la boule de poil et de fureur pour réapparaître sur un rocher plus haut. Sa position dominante lui fournit les secondes nécessaires pour sortir sa matraque avant qu'elle ne soit sur lui. Il balaya l'air avec son arme mais son bras heurta violemment une surface invisible qui émit une lueur argentée en absorbant le choc. La violence du coup qu'il venait d'asséner au bouclier magique se répercuta dans tout son bras. Lorsque les vibrations cessèrent, la sphinge lui avait arraché un bout de chair. Elle bondit un peu plus loin, recracha le morceau ensanglanté, et se prépara à une nouvelle offensive, les yeux rivés sur la gorge d'Emeo. Le policier déglutit péniblement. Il se sentait totalement impuissant face au félin enragé. Son adversaire faisait honneur à la réputation de son espèce. Son bras blessé ne pouvait plus tenir la matraque et il tentait comme il pouvait de stopper l'hémorragie. Stidaëlle se mit lentement à lui tourner autour. Les petites pierres roulaient sous ses pattes. Elle se figea. Elle jeta un coup d'œil derrière elle. Ses pattes arrière se faisaient lentement prendre dans une gangue de glace.

« SYN ! feula-t-elle. COMMENT OSES-TU PRENDRE SON PARTI ?! »

Emeo souffla, soulagé. La sphinge était immobilisée mais ça ne l'empêchait pas de jurer et de menacer les deux compagnons de mille maux. Le policier prit son arme dans l'autre main avant de s'avancer vers Stidaëlle. Il fallait faire vite, avant qu'elle ne se libère. Il trébucha, les sabots collés au sol, alors qu'un froid intense remontait dans ses jambes.

« J'ai dit : ÇA SUFFIT ! cria Syn. J'en ai assez de vous supporter ! Vous passez votre temps à vous disputer et maintenant vous essayez même de vous entre-tuer !! C'est n'importe quoi ! Toi, Emeo, tu es sensé être un représentant de l'ordre et de la justice, alors explique-moi en quoi faire s'écraser un dirigeable est une bonne action ?! On a failli mourir par ta faute ! Et toi Stidaëlle ! Tu nous embarques contre notre gré vers une destination que toi-même ignore, c'est pire que le vol ! C'est de la séquestration ! Je sais que tu nous as sauvé la vie quand on s'est écrasé, alors pourquoi essayer de tuer celui que tu as sauvé ?! C'est idiot ! »

La naïade reprit son souffle. Des arcs de glace évoluaient autour d'elle, montrant en cette instant sa réelle puissance. Les deux autres s'étaient tus.

« Oh et puis si vous voulez tellement mourir, allez-y ! se résigna-t-elle en les libérant de leur prison de glace. »

Les deux adversaires restèrent immobiles.

« Ahem... commença Emeo en regardant ses sabots. Désolé de nous avoir fait nous échouer... fit-il très gêné.

- J'espère bien ! lança Stidaëlle, de l'amertume dans la voix. »

La sphinge s'éloigna vers le navire. Alors que le capitaine du tas de bois évaluait les dégâts, Syn monta sur un promontoire rocher pour tenter de voir les caisses qui étaient tombées. La montagne était organisée en plusieurs étages. En bas dans la vallée, une épaisse forêt de feuillus cachait la rivière qui y serpentait à coup sûr, puis les conifères prenaient la relève plus haut avant de devenir épars et de laisser place à de grandes prairies herbeuses. Même ces prairies ne pouvaient rien face aux pierriers et aux sommets enneigés. Syn n'y connaissait pas grand-chose en milieu montagneux puisqu'elle était une naïade de lac et non de ruisseaux mais d'après ses estimations, ils devaient se trouver vers 3 000 mètres d'altitude. Les caisses devaient être perdues dans l'océan vert plus bas. Ils s'étaient échoués sur une crête qui formait un arc de cercle parsemé de pics. Le Col Édenté.

Stidaëlle revint vers eux en même temps que Syn.

« Le dirigeable est foutu, rien n'est réparable... fit-elle tristement en secouant la tête. »

Le centaure ouvrit la bouche pour la consoler avant de se raviser.

« Nous n'avons pas de vivres, commença Stidaëlle. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : on est pas perdu, je sais où on est.

- Et la mauvaise ? s'enquit Emeo, inquiet.

- On est plus prêt du Bosquet que d'Óra.

- Tant pis ! Je dois rentrer à Raën, avec ou sans Stidaëlle. »

Elle esquissa un sourire en entendant son nom.

« J'allais de toute façon vers le Bosquet, lâcha-t-elle. »

Il lui lança un regard de sous sa casquette. D'un côté il devait faire son devoir, de l'autre marcher sans trop savoir vers où ne l'enthousiasmait pas plus que ça. Le Bosquet était hors de sa juridiction et comme il était organisé en seigneuries indépendantes, impossible de savoir si il pourrait ramener Stidaëlle à Raën. Ou alors... Il dû réprimer un sourire en coin, la sphinge l'aurait tout de suite vu.

Le regard de Syn passait de l'un à l'autre, prête à réagir s'ils tentaient encore de s'entre-tuer. La question se posait aussi pour elle. Elle ne pouvait pas trop retourner à Raën même après qu'Emeo l'ait rassurée. De toute façon, elle ne se voyait pas bosser à nouveau dans la taverne miteuse. C'était l'occasion rêvée pour elle de voir du pays et puis, peut-être qu'elle pourrait Le revoir...

« Très bien ! s'exclama Emeo. Allons au Bosquet ! À la première ville j'enverrai un message à mes supérieurs et tu seras rappatriée.

- C'est ça ! railla Stidaëlle. Cours toujours !

- On verra bien... fit Emeo en haussant les épaules. »

La voleuse eut un frisson de mauvais augure en apercevant la fossette du centaure se dessiner.

Ils décidèrent de se mettre en route le lendemain matin. Emeo avait des blessures à soigner et même si la faim commençait à se faire ressentir, ils ne manquaient pas d'eau grâce à Syn.

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