Chapitre 16

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« Je ne sais pas ce qui est le pire : le déni, la colère ou la frustration. Certainement les trois à la fois. »

— William Powell


Au début, y a eu le choc de la nouvelle. J'ai mis plusieurs jours à réaliser ce qu'il s'était passé, je me couchais en pensant me réveiller de ce cauchemar et lorsque je me levais, tout recommençait encore. Il y a ces bruits qui ne me quittent pas alors que, putain, je n'entends plus rien. Ils sont en boucle dans mon esprit et parfois je suis à la limite de cogner ma tête contre les murs. Il arrive que certaines images me reviennent, mais c'est vraiment très rare. Mon psy dit que c'est un mécanisme de défense, que mon esprit me protège à sa manière de toutes les horreurs que j'ai pu voir. Parce que oui, je suis forcé de voir un psy spécialisé dans le Syndrome de Stress Post Traumatique et encore un spécialisé dans le handicap, un orthophoniste pour apprendre la lecture labiale, un ORL pour suivre l'évolution de ma surdité, sans compter les infirmières qui viennent tous les jours s'occuper de mes blessures et de toutes les personnes que je n'ai pas cité parce que je ne m'en souviens pas.

Ça fait des semaines que je suis sorti – cinq – et j'arrive au point de saturation. Celui où j'ai dit à mon psy d'aller se faire enculer parce que j'en avais assez qu'il me pose les mêmes questions qui ne mènent nulle part. Le pire dans tout ça c'est que, lorsque j'ai pété un câble, il m'a répondu que c'était normal d'être épuisé. Mais qu'est-ce qu'il en sait, putain ? Qu'est-ce qu'il en sait ? Il n'est pas obligé de se concentrer pour écouter, lui. Il n'est pas obligé, d'être à l'affut du moindre mouvement, de la moindre information qui pourrait l'aider à comprendre la phrase en cours. D'après lui, le fait que je ne vive plus au Guatemala m'a préservé d'un choc post-traumatique trop sévère, qu'il s'estompe rapidement et que je n'aurais que quelques séquelles qui ne m'empêcheront pas de vivre au quotidien. « Parce que perdre l'ouïe c'est pas une séquelle qui m'empêche de vivre peut-être ? Va te faire enculer, tiens. Connard ! » Voilà exactement ce que je lui ai dit. Je sais qu'il parlait du SSPT lié à l'attentat en lui-même mais je ne suis pas fragmenté, moi. Je suis un tout – et mon tout est sourd.

Tout le monde sait mieux que moi ce qui m'arrive, apparemment, et tout le monde pense avoir le droit de me dire comment réagir face à ce qu'il se passe, mais personne ne sait. Personne ne sait ce que ça fait que de se retrouver à ma place. Personne ne réalise. Ils sont là, à m'expliquer pourquoi j'ai une surdité profonde à une oreille et une surdité moyenne à l'autre, comme si comprendre m'aiderait à aller mieux, mais la seule chose que je retiens dans tout ça, c'est que je n'entends plus rien lorsque c'est trop bas, lorsque c'est trop aigu. La musique n'a plus le même son, la voix des gens non plus. J'ai découvert que les saisons avaient également un bruit ; les oiseaux au printemps, le tintement des sonnettes des bicyclettes en été, le vent dans les feuilles d'automne ou les craquements des pas dans la neige. J'y pense beaucoup parce que je sais que je ne les entendrai plus jamais. Les bruits des touches sur un clavier d'ordinateur, le son d'une machine à café chez Starbucks. Je ne sais même plus ce que fout William la nuit quand il se lève et ça me rend dingue au point de le suivre et de réaliser qu'il pisse simplement, mais que je n'entends pas plus en le voyant. Je n'entends plus son souffle, ses murmures de quelques mots doux après l'amour. Je suis plongé dans un silence bruyant et la seule chose que je distingue parfaitement c'est ce bourdonnement infini qui m'empêche de dormir au point de me rendre malade.

Il m'arrive d'avoir des vertiges, aussi. Surtout la nuit parce que mes yeux ne peuvent pas m'aider. Je tombe tout le temps, je me blesse. Je passe mon temps à sursauter et, quand quelqu'un prend enfin le temps de s'adresser à moi, que je l'entends, je n'ai plus envie de faire d'effort parce que je suis fatigué et je décroche avec un simple « j'entends rien ». J'entends des choses, mais pas celles que j'aimerais.

GabrielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant