Chapitre 24 (1/2): Nice

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Sitôt passé Turin, Essex et Tom purent emprunter la route royale, récemment inaugurée, et qui reliait Nice et son comté à la capitale des états de Savoie, Turin. Ils abandonnèrent les mules qui les avaient courageusement servies et aidés à traverser les alpes autrichiennes jusqu'en Italie, pour profiter du confort d'une diligence moderne. Ils furent bloqués presque une semaine au col de Tende, pris dans une tempête de neige, et restèrent quelques jours dans le fort qui défendait le col. Lorsque le ciel redevint plus clément, le fort était entouré de congères de huit pieds de hauteur, et la route était indiscernable du reste de la montagne, aussi durent-ils redescendre en luge les quarante-six lacets qui desservaient le versant Niçois du col. Cela amusa grandement Tom, mais beaucoup moins Hardy qui craignait de se rompre le cou à chaque épingle de la dangereuse piste. Plus bas dans la vallée, la tempête de neige s'était transformée en torrents de pluie qui avaient gonflé les rivières et menaçaient d'inonder toute la vallée. Ils purent reprendre un coche et atteignirent finalement les remparts Niçois en fin de journée, toujours dominés par un ciel de traine qui se colorait d'orange et de rouge.

Ils demandèrent au cocher de les conduire dans les hauteurs de la cité, où John Hardy avait ses entrées. En effet, depuis une quinzaine d'années, le comté de Nice était devenu le lieu de villégiature hivernale prisé des aristocrates anglais et Essex les connaissait tous ou presque. Ils s'arrêtèrent devant la grille d'une vaste propriété dont les jardins étaient typiquement britanniques.

— Viens, Tom. Entrons.

— Où sommes-nous ? demanda le blondinet.

— C'est la résidence hivernale du comte de Suffolk. Lorsque nous avons quitté Paris, j'ai reçu une lettre de sa femme qui m'invitait à passer quelques jours à ses côtés, son mari étant parti en campagne au Bengale lutter contre les invasions Mongoles. Je n'ai malheureusement pas pu l'honorer de ma présence pour les fêtes, mais je m'assurerai de lui souhaiter la nouvelle année avec tout le respect que je lui dois.

— Mais, John, comment se fait-il que tu connaisses des femmes dans toutes les villes d'Europe ?

— Mon bon Tom, tu es encore jeune pour connaître les rouages de nos sociétés modernes, mais je vais t'apprendre une chose : homme ou femme, la qualité qui te sera la plus importante, dans le futur, est la manière dont tu sauras user de tes charmes. Séduis les hommes de la cour et tu auras leurs faveurs et leur respect, séduis leurs femmes et tu auras tout pouvoir sur eux. Tu es un beau garçon et je t'apprendrais comment en tirer le meilleur parti.

— Mais... votre femme ? demanda Tom.

— Ma femme... il fit une pause, leva les yeux au ciel avant de reprendre. Ma femme connaît les difficultés du monde dans lequel nous vivons et comprend tout à fait les sacrifices nécessaires à la concrétisation de nos ambitions communes. Savais-tu que lorsque je l'ai épousée, elle n'était que la fille d'un baron et moi le fils d'un bourgeois. Regarde-nous aujourd'hui, comte et comtesse d'Essex, et dans les faveurs de la reine Elizabeth, régente du royaume de France. Regarde, toi par exemple, ta mère, en épousant le comte de Kent, est à la tête de l'un des comtés les plus influents du royaume. Et cela lui en a coûté, à l'époque, d'épouser cet ivrogne de Canterbury qui n'a rien fait de mieux, avant de mourir, que de lui donner, en ta personne, un héritier légitime. Mais, trêve de bavardages, il nous faut entrer.

Ils franchirent la grille et traversèrent l'allée qui menait jusqu'à la riche demeure. Bien que l'hiver eût jeté son dévolu sur les arbres fruitiers et les parterres de fleurs, les jardiniers s'activaient à l'entretien des pins et des pelouses du domaine. Sur le perron, la comtesse de Suffolk sortait justement de la maison, accompagnée de son maître de littérature, qui lui faisait la lecture d'une pièce de Molière. La femme, qui devait avoir un peu moins de trente ans, portait une robe à l'anglaise noire et or, aux motifs sophistiqués mais à la coupe simple, dépourvue de fanfreluches. Ses épaules étaient recouvertes d'une étole de fourrure brune, et son visage était dissimulé sous le capuchon blanc d'une capeline d'hermine.

Un été en mer de Jade, Partie 1: Mission RoyaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant