Les abords de la capitale de la vice-royauté du Rio de la Plata étaient en ébullition. Si Buenos Aires était, pendant près de deux siècles, restée dans l'ombre de Lima, la récente réorganisation administrative opérée par le roi d'Espagne avait donné aux portègnes de nouvelles libertés économiques et les colons affluaient de toutes parts. Le fleuve, lui-même, drainait un nombre incalculable de bateaux chargés dans un sens d'esclaves pour alimenter les mines d'or d'Uruguay et de Bolivie, et dans l'autre de ce même or, acheminé sous haute escorte jusqu'en péninsule Ibérique. Le port lui-même était en constante expansion, et les pirates durent naviguer toute une journée avant de trouver une cale sèche sur laquelle monter le Renard pour opérer les réfections préconisées par Heuer. Surcouf accorda quartier-libre à son équipage, ces derniers devant travailler dès le lendemain sur les docks pour amasser l'argent nécessaire au plein de victuailles permettant de subsister à la traversée de l'Atlantique. Les hommes se dispersèrent, et le corsaire resta avec Tag et Heuer, aidant ce dernier à débarquer son frère dans une brouette. Les derniers jours de navigation avaient été les plus difficiles pour l'ingénieur estropié, car Natu avait décidé qu'il était temps de diminuer les doses d'opium, pour faire obstacle au pouvoir addictif de la magique poudre blanche. Même s'il n'avait pas été exposé longtemps, les fortes doses utilisées pour vaincre la douleur avaient rendu le pirate dépendant, et il avait hurlé pendant des jours entiers, réclamant avec force sa potion donneuse de rêves. Désormais, il avait passé le cap difficile, et retrouvait sa lucidité, même si l'étincelle qui brillait dans ses yeux s'était quelque peu éteinte depuis la perte de ses deux jambes. Une fois débarqué, il inspecta malgré tout la coque et fit le même constat que son frère.
— La coque est rongée par les berniques. Il faut vraiment faire quelque chose. Vous gâchez le potentiel de ce navire. Vous devriez profiter de cette mise à quai forcée pour terminer le travail commencé à Tortuga.
— Bien, répondit le corsaire, mais les coquillages reviendront en quelques semaines, comme sur tous les navires, que proposez-vous pour éviter cela ? Je ne compte pas faire escale tous les mois pour réfection de la coque.
— Les frégates doublent leurs coques de plaques de cuivre, fit observer Heuer. Cela évite la prolifération des algues et des coquillages.
— C'est juste, confirma Tag. Mais dans notre cas, cela nous alourdirait beaucoup trop. Déjà que l'armement du Renard est bien trop lourd et peu adapté à un cotre comme celui-ci, nous ne pouvons pas nous permettre de le lester davantage, au risque de perdre en vitesse ce que nous aurions gagné en maniabilité.
Le pirate réfléchit quelques instants avant d'ajouter, en se tournant vers Surcouf.
— Écoutez. J'ai peut-être une solution, mais elle risque de ne pas vous plaire. Approchez.
Le capitaine se pencha sur l'homme allongé dans la brouette. Ce dernier s'étira et se tortilla pour venir chuchoter à l'oreille du corsaire. Heuer, à quelques centimètres, dut tendre l'oreille pour entendre les paroles de son frère.
— J'ai récemment découvert que l'arsenic avait le même pouvoir que le cuivre contre les parasites accrochés aux coques des navires. Mélangé dans la peinture, c'est un véritable poison qui permet de garder la coque intacte tout en évitant d'alourdir inutilement cette dernière.
— Cette idée me semble parfaite, répondit Surcouf, mais pourquoi dites-vous que cela ne va pas me plaire ?
— Eh bien, reprit le pirate, c'est à dire que l'arsenic est utilisé par les teinturiers pour colorer les vêtements en vert...
— Je vois... et le vert est interdit sur les bateaux, car on dit qu'il porte malheur. Cela va être impossible à faire avaler à l'équipage... déjà que j'en entends certains siffler à propos du pavillon français, des femmes ou encore du travail forcé que je leur ai demandé.
— Mais, si nous recouvrions la coque d'une peinture verte, puis que nous réalisions une deuxième couche, en noir, par exemple, les pirates n'y verraient que du feu, proposa Heuer.
Surcouf hésita quelques instants, puis hocha la tête en signe d'approbation.
— Oui, cela me semble une bonne idée, mais il faudrait pour cela éloigner l'équipage de la cale du Renard assez longtemps pour réaliser ces deux couches de peinture. Combien de temps vous faudrait-il ?
— Une fois la coque complètement nettoyée, et avec une dizaine de peintres, je dirais trois jours, une première couche à l'arsenic, une journée de séchage, puis une seconde couche.
— Une dizaine de peintres, s'étonna Surcouf, comment comptez-vous payer une dizaine de peintres alors que nous n'avons pas de quoi nous avitailler ?
— Trouvez un moyen d'éloigner l'équipage quelques jours, je m'occupe de trouver des peintres et de les payer, répondit Heuer.
Les jours suivant, les pirates se répartirent en plusieurs groupes. Une demi-douzaine d'entre eux partit en expédition accompagner un immense troupeau de bovins rejoindre les vastes prairies qui entouraient la ville Portègne. Xao se chargea de l'entretien des canons du Renard, et du stock de munitions. Alizée et Singh inspectèrent les voiles et les cordages, recousant là un œillet, goudronnant ici un bout-dehors. Les plus costauds furent embauchés aux docks à charger et décharger les galions espagnols pleins à craquer de marchandises, tandis que les derniers s'occupèrent de nettoyer la coque. Au bout d'une semaine, cette dernière était comme neuve, et le cotre exposait à la vue de tous les virures de chênes de son bordage à franc-bord. Il ne restait plus qu'à appliquer la peinture à l'arsenic sur cette dernière et le navire serait de nouveau prêt à prendre la mer. Afin d'éloigner son équipage, Surcouf leur interdit de dormir à bord tant que la peinture ne serait pas sèche, en prévention des vapeurs toxiques de cette dernière, et logea tout le monde dans une auberge à l'Ouest de la ville, dans ce qui semblait être le lieu le plus éloigné du port. L'aubergiste, qui ne semblait pas habitué à recevoir autant de monde, se montra très accueillant et attentionné, si bien que les pirates se sentirent à leur aise et ne pensèrent même plus à retourner sur le Renard. De leur côté, Tag et Heuer supervisaient les travaux du cotre, avec Natu qui avait été réquisitionné pour fabriquer la fameuse peinture à l'arsenic.
Cependant, après une journée d'inaction, l'équipage, qui détestait l'ennui, voulut retourner à bord afin de travailler sur les manœuvres, briquer le pont ou même s'entraîner à l'épée, et Surcouf dut de nouveau leur trouver une occupation pour les maintenir éloignés du Renard. L'aubergiste qui les hébergeait lui fit part de la présence d'une petite compagnie de cirque ambulant qui avait décidé de s'installer en périphérie de la capitale argentine. Surcouf, ne sachant pas ce qu'était un cirque, trouva l'idée originale et proposa cette excursion à son équipage, dont la curiosité fut elle aussi piquée. L'étrange procession des pirates chemina une bonne partie de la journée dans la pampa bordant la capitale avant de finalement rejoindre une clairière occupée en grande partie par un immense chapiteau rouge et blanc. A l'écart de ce dernier, les roulottes des nomades étaient disposées en cercle et l'on pouvait voir des enfants jouer à marcher sur une balle, ou jongler avec des balles de cuir. Les pirates furent captivés par cette étrange attraction, et se promenèrent aux abords du cirque en attendant que le soir tombe avant la représentation. Petit à petit, d'autres spectateurs venant de Buenos Aires les rejoignirent, tantôt à cheval, tantôt en calèche ou encore à pieds, si bien que le chapiteau se remplit rapidement. La nuit déposa sur leurs têtes son voile bleu sombre parsemé d'étoiles, et les bruits de conversations se tarirent peu à peu : la représentation pouvait commencer.
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Un été en mer de Jade, Partie 1: Mission Royale
Fiksi Sejarah[TERMINEE] [Wattys 2021 WINNER] Un énorme merci à @Alonebuttogether pour son travail sur la couverture, n'hésitez pas à aller voir ce qu'elle fait! En 1785, le capitaine Surcouf, corsaire connu pour ses exploits militaires, fait la rencontre d'Osca...