1° Routine, fantôme et maladresse

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Chapitre 1.

Chaque lycée a son fantôme. Cette personne qui erre dans les couloirs, esseulée, qui passe inaperçue. Ce fantôme, c'est l'invisible, l'ignoré, le délaissé, qui déambule avec sa solitude pendant les pauses parce qu'il n'a rien d'autre à faire et qu'il n'a pas d'ami à qui parler. Mais cette solitude ne lui est pas forcément pénible. Au contraire, le fantôme s'y est accoutumé.

Le fantôme du lycée Verlaine, c'était Justin. Il avait une apparence banale, qui ne sortait pas le moins du monde de l'ordinaire. Il était châtain, ses cheveux étant la plupart du temps cachés sous une capuche. Il était assez petit, plutôt du genre chétif, et des yeux gris. Il se fondait complètement dans la masse.

Contrairement à d'autres de ses semblables, si Justin était un fantôme, c'était par choix. Justin n'aimait pas attirer l'attention sur lui. Il aimait qu'on le laisse tranquille. Il appréciait passer inaperçu et rester dans son monde, à l'abri des problèmes.

Telle a été la routine de Justin, de la sixième à la terminale. Rester cloîtré dans son mutisme, rester discret, rester à l'écart. Ne pas faire d'histoire, ne pas attirer le regard. Porter des vêtements simples et sobres et se fondre dans le décor. Déambuler dans les couloirs, ses écouteurs dans les oreilles, pendant les récréations, pour ne pas se faire repérer, et se glisser dans les amas de lycéens.

Justin n'avait jamais été très friand des relations humaines. Il les trouvait fades et sans intérêt, ennuyeuses et angoissantes. Il ne se sentait jamais très serein lorsqu'il était obligé d'adresser la parole à quelqu'un. Alors il préférait rester seul, pour ne pas avoir à stresser et à se soucier de ses camarades. Pour la faire courte, Justin était un introverti accompli.

Le jour de sa rentrée en terminale, pour ne pas changer de ses bonnes habitudes, Justin s'est posé au fond de la classe, côté fenêtre. Seul, sans voisin pour lui tenir compagnie. Il a sorti ses affaires, et a fait semblant d'écouter sagement leur professeur principal qui débitait les mêmes informations ennuyeuses sur la rentrée qu'on leur répétait depuis le collège.

Puis, lorsque le cours a commencé, il s'est saisi d'un stylo, et à pris des notes assidûment. Il ne voulait pas attirer l'attention, que ce soit celle des élèves ou celle des professeurs. Ainsi, Justin avait toujours eu des notes dans la moyenne de sa classe. Il n'était ni très bon ni très mauvais, il était banal. Ses notes tournaient autour de douze ou treize, et cela lui suffisait.

La journée défila donc tranquillement pour notre fantôme. Il ne dit pas un mot, sauf lorsque les professeurs firent l'appel. Il mangea seul au self, il erra seul pendant les pauses. Et notre fantôme rentra chez lui calmement, soulagé de retrouver son havre de paix, loin de la foule et du dégoût qu'elle lui inspirait.

Le problème de la routine d'un fantôme, c'est qu'on est forcément contraint d'en sortir, tôt ou tard. Un fantôme ne peut rester indéfiniment invisible. Il finit inéluctablement par se faire remarquer. Il suffit d'un pas de travers, d'une maladresse, et tout bascule, le monde s'aperçoit de votre existence, les regards se tournent vers vous, et votre espace de solitude et de silence s'écroule. Justin n'a pas encore conscience de cela. Il pense naïvement qu'il pourra rester encré dans cette routine indéfiniment. Ce sera dur, très dur pour lui, d'exister à nouveau aux yeux des autres.

Une semaine avait passé depuis, et Justin continuait de passer inaperçu, comme d'habitude. La sonnerie venait de retentir, il était temps pour lui de se rendre au gymnase où avait lieu son cours de sport. Ils étaient trois classes à faire cours en même temps. Deux faisaient du handball -dont la classe de Justin-, et l'autre faisait du judo, dans le dojo d'à côté.

Justin n'a jamais été très bon en sport. Il n'était pas un grand sportif, loin de là. Justin était un créatif, un passionné de dessin, de peinture, d'art en général. Le sport ne l'a jamais véritablement attiré. À ses yeux, c'était plus une source de souffrance que de plaisir.

Néanmoins, il ne voulait pas attirer l'attention sur lui en prétextant un quelconque problème de santé pour sécher ce cours. Alors il se pliait tant bien que mal aux exigences du prof de sport. Et puis, jouer au handball était moins éprouvant que le trois fois cinq cent mètres et moins compliqué que le judo, alors Justin faisait des efforts pour sembler s'investir un minimum.

Le problème du handball, c'est que c'est un sport d'équipe. Justin ne pouvait donc malheureusement pas jouer dans son coin comme il l'aurait souhaité. Il était temps de passer à l'exercice des passes et de former des duos. Il attendit patiemment que les pairs se forment pour rejoindre sans un mot la personne qui restait, délaissée. Comme lui.

Cette personne était Iseult. Une petite brune aux yeux bleus. Elle était dans la même classe que Justin depuis deux ans. Il avait souvent été en groupe avec elle, lorsqu'il fallait faire des exposés, par exemple. Il ne trouvait pas sa compagnie désagréable bien qu'elle ne lui soit pas non plus particulièrement agréable. Disons qu'elle lui était supportable.

Iseult et lui se ressemblaient. Elle était timide, réservée et avait du mal à s'exprimer. Cependant, Iseult n'était pas un fantôme. Parce que contrairement à Justin qui était un introverti jusqu'à la moelle, Iseult était une introvertie refoulée. Elle détestait l'image qu'elle renvoyait, celle d'une fille peureuse et timorée. C'était pourtant ce qu'elle était, mais elle aurait aimé être quelqu'un d'autre. Quelqu'un de confiant, d'extraverti, qui n'aurait pas peur d'aller vers les autres.

En silence, Justin et Iseult commencèrent à se faire des passes. En deux colonnes, face à face, d'un bout à l'autre du gymnase dans sa largeur, les duos s'entraînaient à s'envoyer la balle. Justin avait été un peu soulagé de tomber sur Iseult: il savait qu'elle ne chercherait pas à lui faire la conversation.

C'est à ce moment là que l'inévitable se produisit. Que le fantôme commit sa première faute. Que les regards se tournèrent vers lui, qu'on se mit à murmurer son nom qu'on se surprenait à connaître. Justin n'avait jamais été très bon en sport, et il lui avait suffi d'un instant d'inattention pour que la balle qu'il avait lancé dévie légèrement vers la droite, pas beaucoup, mais suffisamment pour qu'elle soit hors d'atteinte d'Iseult et qu'elle aille s'écraser dans la face d'un garçon qui n'avait rien demandé.

Le choc et la surprise furent si grande que le type recula de quelques pas, le visage rouge. Il semblait sonné. Il n'avait pas l'air en colère, mais Justin semblait anéanti, comme s'il venait de commettre l'irréparable. Et c'était peut-être le cas. Il venait de balancer sa balle en plein dans la poire de Tim, un beau sportif à la peau noire et au sourire charmeur très populaire au lycée.

Justin sentait que toute l'attention était sur lui. Il se mordit violemment la lèvre, honteux. Le fantôme était découvert.

Le fantômeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant