CHAPITRE 11 -- Lilah

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La représentation tant attendue, ou tant redoutée, de Lilah était arrivée. Giselle, enfin. La semaine était passée dans un brouillard, encerclée de musique classique. Audrey ne lui avait pas adressé la parole, ou presque. Cameron, lui, ne voulait pas choisir entre ses deux amies qui semblaient se faire la tête sans raison, alors il avait réuni son petit trio. Dans un silence gêné, quelques rares mots avaient été échangés, avant que l'une ou l'autre des filles décide de se lever et de partir. Le plus souvent, c'était Audrey. Dans ce cas-là, Cameron et Lilah restaient assis sur le muret ou le banc où ils s'étaient installés, en silence la plupart du temps. Et puis la sonnerie retentissait. Et ils se séparaient avec un geste de la main las ou un sourire un peu triste.

Pendant toute la semaine, durant tous ses cours, Lilah était dans les nuages, enfermée dans un théâtre dont elle ne foulerait jamais le sol. Tout ça à cause d'une foutue rousse. Dans ses oreilles résonnait la musique de la variation qui aurait dû prouver sa valeur à sa mère, dans sa tête elle voyait les mouvements qui auraient dû être les siens, l'odeur des pointes neuves et de la colophane envahissait son nez. Elle avait beaucoup dormi pendant la semaine, c'était son seul moyen d'esquiver la réalité qui l'assommait. Et la voilà, pourtant, en ce samedi soir, en train de se préparer. Un peu de maquillage, une robe longue et rouge près du corps, des talons. Ses parents l'appelèrent, et elle descendit. Frédéric siffla, sa mère lui lança un petit regard approbateur. Dans la voiture, Lilah fut silencieuse, écoutant les discussions de ses parents sur la représentation.

- Il paraît que celle qui interprète Giselle était la doublure de Lilah ? C'est ça ?

Sa mère la regardait et la jeune fille acquiesça. Elle n'avait toujours pas osé dire à ses parents que c'était justement Céleste qui l'avait blessée.

- Si elle était seulement ta doublure, sans avoir de réel rôle, c'est qu'elle n'est pas aussi douée que toi, ma fille, s'exclama son père en la regardant dans le rétroviseur, avant de lui sourire tendrement.

Lilah savait que c'était un compliment, alors elle lui sourit en retour. Un sourire faux, évidemment, mais son père ne fit pas la différence. Pourtant elle savait, elle, que Céleste resplendissait, qu'elle avait la flamme, qu'elle pouvait briller dans ce rôle, parce qu'au contraire, elle était vraiment douée, et son statut de doublure le prouvait. Les doublures sont souvent choisies pour leurs capacités à apprendre rapidement et à s'adapter à tous types de situations qui pouvaient pousser le soliste ayant le rôle-titre à ne pas pouvoir monter sur scène. Devant le théâtre, les familles se réunissaient pour fumer une cigarette ou juste pour discuter. Tout le monde était sur son trente-et-un. Lilah reconnut quelques personnes du lycée, qu'elle esquiva en rentrant dans le bâtiment. Le théâtre à l'italienne était son lieu préféré dans la ville, elle s'y sentait bien, chez elle. Surtout quand elle était dans les coulisses. Elle savait qu'actuellement, l'ambiance y était frémissante, mélangeant excitation et peur. C'était le meilleur moment, celui où tout le monde se maquillait, s'échauffait, s'habillait, la répétition générale qui se faisait dans les rires. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle avait raté tout ça, mais pour se rassurer elle imaginait la tête qu'avait certainement fait Céleste en trouvant ses affaires imbibées de vinaigre. Ses pointes étaient fichues, elle avait dû en racheter d'autres. Lilah savait que les rumeurs avaient courues sur la personne qui avait fait ça, et qu'elle était la première désignée. Cette idée l'avait faite vomir plusieurs fois dans la semaine, d'elle-même, pas à cause d'une maladie quelconque. D'autant plus qu'elle n'avait toujours rien avalé... Le point positif de ce dérèglement était que la robe qu'elle portait ce soir, auparavant un peu trop juste pour elle, lui allait divinement bien. Si vomir et ne rien manger était le prix à payer pour être jolie, elle s'en acquitterait avec plaisir ; de toute façon, elle avait perdu le goût de tout. Elle monta les escaliers doucement, se dirigea dans le corridor, admira les portes qui menaient aux poulaillers, les gradins les plus haut et d'où l'on voyait le mieux ce qu'il se passait sur scène. Plus loin, la porte qui conduisait aux sièges juste devant la scène. La jeune fille s'y engouffra sans réfléchir. A l'intérieur, c'était la même angoisse frémissante qui régnait avant chaque spectacle. Les régisseurs lumière, les régisseurs du son, les professeures qui courraient dans tous les sens. Lilah s'installa dans un fauteuil pour admirer, écouter, prendre le temps qu'elle n'avait jamais pris pour savourer. Soudain, madame Olga était à ses côtés.

Le fil rougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant