Le fil rouge

CHAPITRE 13 -- Lilah

-

- Maman, on n'a pas de sapin !

- J'ai oublié, puis ton père aurait pas eu le temps d'aller le chercher, on est trop occupés en ce moment.

Lilah était horrifié. Le sapin, un symbole des fêtes, et sa famille n'y avait pas même pas pensé !

- Tu es grande maintenant, tu crois plus au Père Noël, on en a pas besoin. Les cadeaux sous le sapin, c'est fini. De l'argent, c'est plus simple, tu peux t'acheter ce que tu veux, on est sûr de pas se tromper.

Elle hallucinait, vraiment, ce n'était pas possible autrement. Pourtant elle arrêta d'argumenter et monta dans sa chambre pour se préparer et se reposer un peu. Le mois de décembre avait été consacré aux révisions, puis au bac blanc de français, avec en plus les cours et les leçons normales. Elle était éreintée, et les vacances étaient les bienvenues, même si la jeune fille savait qu'elle n'allait qu'abattre la montagne de devoirs donnés par ses professeurs. Et manger, aussi. Enfin, manger... C'était vite dit. Rien que l'odeur grasse de la viande qui cuisait qui régnait au rez-de-chaussée était un enfer pour elle. En la respirant, elle avait l'impression de prendre du poids. En s'allongeant sur son lit, Lilah pensa à Maya. Comment était son Noël ? Elle espérait qu'elle avait un sapin, au moins. Elle sourit en repensant à ce voyage dans une petite librairie pour trouver une copie de sa version préférée d'Orgueil et Préjugés. Elle se revoyait écrire un mot pour Maya sur la dernière page sans savoir si elle réussirait à le lui faire parvenir. Finalement, elle supposait qu'elle avait réussi, puisque le paquet avait disparu de la circulation.

*****

Ses parents étaient attablés, son père à côté d'elle, sa mère en face. Ils parlaient, elle d'un article en retard, lui d'un employé qui démissionnait. Ils n'arrêtaient jamais de penser à leur travail, même à Noël, même quand leur fille était là. Pendant ce temps, Lilah pensait à Casse-Noisettes. Bien que son pied se soit complètement rétabli, elle n'avait obtenu qu'un médiocre second rôle. Pas celui qu'elle convoitait, pas la fée Dragée, non, la Reine des Neiges. Un solo, tout de même, mais on ne l'avait vue que pendant le premier acte. Et évidemment, Céleste avait obtenu le premier rôle, et ne s'était pas privée de se moquer ouvertement de sa rivale. Le spectacle avait eu lieu une semaine auparavant, le soir des vacances, et Lilah ne se remettait pas de l'échec que ce spectacle représentait pour elle. Décidément, tout allait de plus en plus mal. Les vacances étaient vraiment les bienvenues. Elle piqua la tranche de foie gras qui attendait depuis le début du repas dans son assiette et regretta soudain de ne pas avoir de chien pour la manger à sa place. Heureusement que ses parents étaient trop occupés à parler boulot pour remarquer qu'elle n'avalait rien. Ils lui demanderaient pourquoi, chercheraient à comprendre. Mais comprendre quoi ? Que c'était la seule chose qu'elle réussissait encore à contrôler, pendant que la muraille qui l'entourait s'écroulait ? Et encore. Elle se mentait un peu. Ses parents s'en ficheraient, sa mère lèverait les yeux au ciel, penserait sans doute qu'il s'agit d'un caprice enfantin. Son père, lui, s'inquièterait peut-être un peu plus, mais finirait par l'oublier au bout de quelque temps. Jamais ils ne sauraient ressentir ce qu'elle ressentait. C'était le Noël le plus compliqué de sa vie. Avant, elle mangeait normalement, parce que tout était normal dans sa vie, qu'elle savait qu'elle dansait bien, qu'elle décrochait des premiers rôles, qu'elle n'avait pas de visions d'une fille ! Elle était tellement absorbée par ses pensées qu'elle n'avait pas remarqué que ses parents avaient arrêtés de parler et la fixaient. Le morceau de foie gras était complétement déchiqueté dans son assiette, repoussé dans tous les sens. Elle n'osa pas regarder ses parents dans les yeux, elle avait trop peur de leur réaction. Alors elle esquiva et partit dans la cuisine chercher le plat de viande dans le four. Elle retint son souffle pour ne pas respirer l'odeur grasse et pleine de calories qui émanait du la dinde rôtie. Cela la dégoûtait. Comment, de soi-même, un humain pouvait manger un animal ? Encore une fois, ses pensées dérivèrent vers Maya. Elle, au moins, elle devait aimer manger. Quoique. Dans toutes ses visions, la jeune fille lui était apparue mince et elle avait l'air de flotter dans tout ce qu'elle portait. Mais peut-être n'était-ce pas conscient, au contraire de Lilah. Au fur et à mesure qu'elle se privait, cette dernière se rendait compte que faire des malaises, même petits, ou tomber pendant des pirouettes n'était pas totalement normal. Mais elle ne pouvait pas se résoudre à prononcer le nom de cette maladie qui lui rongeait la vie. Anorexie mentale. Elle s'était renseignée, elle savait que si elle ne se reprenait pas en main, elle n'aurait plus ses règles, elle aurait des carences plus importantes, elle perdrait ses cheveux. Et elle ne souhaitait ça pour rien au monde. Mais la petite voix dans sa tête lui disait le contraire. Qu'est-ce que c'était, de perdre quelques cheveux, quand on pouvait avoir en échange un rôle important ? Et puis, les règles, c'est douloureux, alors si Lilah ne pouvait ne pas les avoir, pourquoi pas. Et la jeune fille était tiraillée. Qui devait-elle écouter ? La voix dans sa tête, qui lui disait qu'elle devait être parfaite, ou son corps, qui commençait à montrer ses limites ? Pourtant, savoir tout ça n'empêchait pas la jeune fille d'aller au studio, de danser des heures durant, pour se perfectionner. Elle enchaînait les sauts, les pirouettes, les diagonales, avec la sensation d'un ventre vide. Parfois elle avalait une pomme, du thé, de l'eau, puis elle dansait. Et juste après, elle ressentait le besoin pressant de se purger, de retrouver la froideure de la porcelaine blanche. Elle comptait ses calories, notait scrupuleusement tout ce qu'elle mangeait dans un carnet. Lilah savait que ce n'était pas bien. Mais que pouvait-elle y faire ? Elle guérirait quand elle obtiendrait à nouveau un rôle principal, et qu'elle réussirait à effacer ce sourire suffisant du visage de Céleste.