Chapitre 2 ~ De souvenir en souvenir

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Le sang qui luit sur le bitume. Le corps recroquevillé sur le sol. Les yeux vitreux dans un visage livide. Le silence qui vibre à mes oreilles. L'odeur écœurante de l'hémoglobine. Les vêtements écarlates de Léonie. Les fibres du dessin se gorgeant d'un flot écarlate. Le bruit sourd de la chute d'un corps. La voix tremblante qui s'est tue. Le sang qui luit sur le bitume.

Ces images, ces sons, ces sensations se superposent sans souci de logique ou de chronologie. Inlassables, elles me heurtent un peu plus à chaque passage, comme les assauts de la mer érodent peu à peu un rocher. Une mer à l'écume rougeâtre.

Sélène Lemercier meurt et ma sœur pleure, encore et encore. « Je suis désolée », chuchote-t-elle au cadavre, à la nuit, à tout ce qu'elle peut atteindre – mais c'est trop tard, elle est morte. Ma mémoire oscille entre l'avocate et la meurtrière, me projetant contre leurs souvenirs avec une violence toujours croissante, l'impact va briser tous mes os, ne vais-je pas mourir ?

Une partie de moi se noie dans ce sang que j'ai regardé couler sans intervenir. Je n'ai rien fait pour sauver Sélène Lemercier, et je ne parviens pas plus à venir en aide à cette part de mon être qui se laisse submerger. À la faveur de la nuit, les images se parent de teintes plus vives, les sons paraissent amplifiés, les odeurs s'imposent plus fortement.

Cela ne fait que quelques heures, pourtant le temps s'est déjà gauchi dans mon esprit. La discussion voilée de menaces entre Léonie et l'avocate me semble floue, inaccessible. J'ai l'impression de l'avoir écoutée la tête sous l'eau, les voix assourdies, les images déformées, mes perceptions brouillées. Ma tête a crevé la surface au moment où le couteau a tranché la chair de Sélène Lemercier, et la violence a surgi, lumière vive perçant le brouillard. Cet instant où la femme s'effondre, le sang jaillissant hors de sa poitrine, s'étire inlassablement dans mes souvenirs. Puis son corps heurte le sol.

En une nuit, j'ai tant revu ces images, je les ai tant analysées, décortiquées, qu'elles me semblent presque irréelles. J'aurais pu les vivre dans un rêve, elles en ont la consistance ; la même absurdité. Mais pourtant, je sais que c'était la réalité.

Ce jour-là, il y a plus de neuf ans, quand mes yeux se sont posés sur le corps inanimé de Gabrielle, quand mon regard s'est plongé dans le vide du sien, j'ai pensé que c'était impossible. Que c'était un mensonge, une tromperie. Ma sœur, ma grande sœur, qui me lisait des histoires, qui m'assurait que le monstre sous mon lit n'était pas réel, qui séchait mes larmes de petit garçon, ne pouvait pas être morte, son rire emporté dans la nuit, ravi par un de ces monstres dont elle niait l'existence... Non, Gabrielle devait être vivante, cachée quelque part, et ce corps-là n'était pas le sien. Je ne voulais pas y croire.

Aujourd'hui, je n'ai pas la chance de pouvoir crier au mensonge. Le couteau de Léonie a déchiré mes illusions en même temps que le ventre de l'avocate, mes doutes se sont dilués dans le sang.

Étendu dans le noir, je laisse les souvenirs me heurter encore et encore. Inlassables. Je finis par me lever, épuisé par la violence de ces sensations. Je mets un moment à comprendre pourquoi je suis dans le salon. Je ne voulais pas passer la nuit dans le même lit que Léonie. J'ai envisagé l'idée d'aller sur le toit, mais dormir au sein de la nuit complice, m'abandonner à celle qui enveloppait le corps de Sélène Lemercier, m'était insupportable.

Bien sûr, je n'ai pas fermé l'œil. M'éloigner de Léonie et m'enfermer entre quatre murs n'a pas suffi à ce que j'oublie. Il est quatre heures du matin, il faut que je dorme, mais je le sais pertinemment : je ne retrouverai pas le sommeil.

Je sors de mon sac la trousse de secours que Marie a tenu à nous préparer et en extirpe une boîte de somnifères. Je n'ai pas le choix, je ne peux pas me permettre de tomber de sommeil dans ces conditions ; et puis, si cela peut repousser les assauts de mes souvenirs...

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant