Chapitre 1 ~ Le venin de la réponse

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Qui sont-Ils ?

Telle est la question qui flotte entre Léonie et moi, alors que nous marchons sur une route départementale perdue en pleine campagne. Le soleil de mai brûle nos nuques, la soif nous dessèche la langue et l'épuisement nous abrutit. Mais nous n'avons pas le choix ; Ils ont décrété que c'était aujourd'hui.

Qui sont-Ils ?

La question est restée en suspens pendant trois mois. Je n'osais pas l'aborder, Léonie s'y refusait. Et puis, hier... je n'ai toujours pas compris ce qu'il s'est passé. Nous étions apaisés, nous évoquions Marie et Raphaël, nous demandions comment ils s'en sortaient. Soudain, elle s'est raidie, son regard s'est figé sur un point sans importance derrière mon épaule. Sa respiration s'est bloquée. Seules ses lèvres bougeaient, un mouvement rapide, presque imperceptible. On aurait dit qu'elle suppliait quelqu'un. Qu'elle Les suppliait, je l'ai compris instinctivement. À qui d'autre s'adresserait-elle, après tout ?

Le temps que je me remette de ma stupeur et que je m'approche d'elle, la crise était passé. Elle a fixé sur moi un regard harassé. Cela n'avait duré à mes yeux que quelques secondes ; j'ai senti que, pour elles, chacune s'était étirée en une heure.

Je lui ai demandé ce qu'il s'était passé, avec l'impression de le savoir déjà. Je m'étais tant demandé comment Ils communiquaient avec elle... Elle n'a pas répondu. Elle haletait pour reprendre son souffle, mais son regard n'avait pas perdu sa fixité. Je l'ai appelée, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle réagisse enfin.

« Tout va bien, Théo. Pas la peine de t'inquiéter. Je suis juste fatiguée.

— Ce n'est pas de la fatigue, ai-je protesté d'une voix blanche, ne fais pas semblant, s'il te plaît. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

Mais elle n'en a pas démordu. Son ton, d'abord seulement las, se chargeait de tension alors que j'insistais. Elle a fini par me hurler de la laisser tranquille. Elle a dit que je ne comprenais rien, que poser ce genre de question n'arrangerait pas les choses. Elle tremblait.

« Qui sont-Ils ? » ai-je demandé dans le silence qui a suivi son cri.

Elle a posé sur moi un regard désabusé.

« Ne pose pas de questions dont tu connais la réponse, a-t-elle répliqué avec amertume. Et arrête de parler juste pour remplir le silence. »

Je n'étais pas habitué à ce genre d'attaque de sa part, cela m'a déconcerté. Est-ce que je parlais pour remplir le silence ? Sans doute. Le silence est effrayant, tous les mots qu'on ne dit pas y sont dissimulés. Et entre Léonie et moi, les vrais mots, ceux qui signifient quelque chose, ceux qui peuvent exalter ou terrifier, ceux qui ont conservé leur force, ces mots-là ne sont jamais prononcés.

« Je veux vraiment comprendre, ai-je répondu d'une voix qui vacillait. Qui sont-Ils, Léonie ? »

La réponse à ma question vibrait dans nos crânes ; aucun de nous ne l'a formulée. J'avais peur à la fois de me tromper et d'avoir raison. Autant ne pas savoir.

Qui sont-Ils ?

La réponse à cette question s'est déjà installée dans le silence, elle y prend ses aises, supplante les autres. Elle s'étire entre nous, liant les pulsations de nos cœurs. Elle ne se laisse pas occulter. Nous marchons éloignés de quelques mètres, de chaque côté de la route, mais la réponse est comme un pont jeté entre nous. Le silence nous la susurre à l'oreille.

Qui sont-Ils ? Qui sont-Ils, qui sont-Ils, qui sont-Ils ?

Faire sonner mes pas plus fort sur le bitume n'y change rien, pas plus que tenter de penser à autre chose. Je ne peux pas échapper à cette réponse. Je ne peux pas Leur échapper.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant