Chapitre 5 ~ Le visage de ma mère

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Sur le chemin du retour, je roule le plus vite possible. Je ne me soucie des limites de vitesse que parce que, dès que je les dépasse, une alarme stridente envahit la voiture. Raphaël aimait pester contre « ces nouvelles inventions qui nous prennent pour des cons ». Le souvenir surgit dans mon esprit malgré ma volonté de ne plus penser à ma vie d'avant. Oublier le passé. Je veux juste m'éloigner, vite, loin, comme si mes souvenirs et mes angoisses ne pouvaient m'assaillir qu'à Lyon, devant la maison de Marie.

Je chasse de toute ma volonté le souvenir de la voix bourrue de mon oncle. J'y parviens avec une facilité étonnante. Dans la voiture lancée à pleine vitesse, je suis protégé par une bulle invisible. Rien ne peut m'atteindre, rien ne peut m'impacter. Mes mains se crispent sur le volant avec une telle force que mes jointures blanchissent, mais les rares pensées qui me viennent se laissent chasser comme des mouches.

Je sais bien que, dès que je cesserai de rouler, la bulle volera en éclats. Je sais bien que les mots de Victor et la souffrance muette de Marie me heurteront avec la force des vagues un jour de tempête. Je sais bien que le temps passé à ne rien ressentir décuplera la violence des émotions qui s'abattront sur moi. Je sais bien que la douleur qu'on évite est plus dévastatrice que celle qu'on accepte. Gabrielle et maman m'ont déjà enseigné tout cela.

Mais j'ai envie, encore un peu, de ne rien ressentir, j'ai envie de rouler presque trop vite et de ne penser qu'à la conduite – regarder devant moi, contrôler notre trajectoire, pour me rappeler qu'il y a encore des choses sur lesquelles j'exerce une emprise. J'ai envie d'aller trop vite pour moi-même, de m'abandonner sur une aire d'autoroute et d'oublier tout ce à quoi je ne veux pas penser. Juste un peu, quelques instants avant de souffrir. Parce que ça fait du bien de ne pas avoir mal.

Je suis si tendu sur mon siège, les mains serrées sur le volant, le front plissé par la concentration, les muscles de mes jambes crispés, que je m'épuise au bout d'une demi-heure. Je n'aurais même pas remarqué mon état si Léonie ne s'en était pas inquiétée.

« Qu'est-ce qu'il y a, Théo ?

— Rien, ça va, mens-je d'une voix aussi raide que mon corps.

— Tu devrais t'arrêter. Tu trembles. »

Je ralentis et tourne la tête vers elle. Ses boucles brunes à peine ébouriffées par le buisson encadrent un visage serein, plein d'assurance et de tranquillité. Comment peut-elle être si détachée ? Où est l'enfant perdue qui me suppliait de ne pas l'abandonner ?

« Non, ne t'en fais pas. Tout va bien.

— J'ai besoin que tu fasses une pause. »

Sa voix est tranchante et définitive, pourtant j'ai l'impression qu'elle va se briser. Une fragilité s'y cache, affleurant à peine à la surface. Son assurance n'est plus qu'une façade : son visage a soudain pâli, ses yeux jaunes sont agrandis par la peur. La fillette que je croyais disparue quelques secondes plus tôt a ressurgi, comme si je l'avais invoquée par la pensée.

« Arrête-toi, Théo. »

Une nouvelle fois, cette inflexibilité presque forcée, comme si un autre s'exprimait avec sa bouche et sa voix. Mon sang se glace, mais j'engage docilement la voiture dans la première aire d'autoroute que je vois. Dès que le véhicule est arrêté, Léonie se détache, ouvre sa portière et s'éloigne sans presser le pas – mais derrière ses gestes calmes, je devine encore sa fébrilité. Elle disparaît derrière les toilettes, me laissant seul dans la voiture.

Je me laisse aller contre le dossier de mon siège, épuisé par le combat contre mes émotions que j'ai mené pendant le trajet.

Alors, c'est ce qu'ils sont devenus. Eux aussi semblent jouer des rôles, Victor l'adolescent torturé par sa culpabilité qui repousse son entourage et s'enferme en lui-même, Marie le fantôme à la démarche vacillante, le corps à moitié en vie et l'âme déjà morte. Des acteurs, comme Léonie, comme moi... Quels rôles interprètent Yann et Émile ? Et Raphaël ? Nous avons fui de peur de le savoir. Penser qu'ils ont changé ainsi par notre faute était déjà assez difficile à supporter.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant