Chapitre 8 ~ Ce que murmure le silence

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Ma mère est née à Eyguières, une petite ville provençale. Elle y a vécu, seule avec son père et Marie. Elle avait dix-huit ans quand le premier est mort ; elle a abandonné ses études pour élever la seconde. À vingt-quatre ans, elle a rencontré mon père et l'a rejoint à Paris. Lorsqu'il nous a abandonnés, elle est revenue avec nous dans la maison de son enfance. Nous y avons vécu jusqu'à ce qu'une nuit, elle nous emmène chez Marie et s'efface de nos vies.

Désormais, elle est internée dans un hôpital psychiatrique de la région. Cela fera bientôt dix ans que je ne l'ai pas vue. C'était son choix...

Je n'ai jamais été aussi proche d'elle que maintenant. Eyguières est à trente minutes en voiture de Saint-Rémy de Provence, la ville où se situe son hôpital. Nous pourrions aller la voir. Louer une voiture et foncer. Nous pourrions.

Mais nous n'aurions aucune chance de lui parler. Mais elle a choisi de refuser les visites. Mais je n'oserais pas. J'ai peur de la revoir. Ou j'ai peur qu'elle me revoie, je ne sais pas.

Léonie pousse un soupir épuisé. Nous avons pris le car de Grenoble à Marseille, puis de Marseille à Eyguières, en nous cachant dans la soute. Le chauffeur nous a découverts à la fin du trajet alors que nous tentions de nous éclipser discrètement ; nous avons dû courir pour lui échapper. Par chance, il avait trop à faire pour se préoccuper de nous.

Cela fait dix minutes qu'il est reparti. Les souvenirs ont remplacé l'adrénaline ; je déambule à la suite de Léonie dans les rues d'Eyguières, peinant à reprendre contact avec mon environnement. Les fantômes des bâtiments d'il y a neuf ans se superposent à ce qu'ils sont devenus. Je crois entendre au loin le rire d'un enfant, pourtant la ville est déserte. Gabrielle et ma mère sont partout, comme si elles avaient déposé leur empreinte sur chaque pavé de la ville. Une fenêtre mal ajustée, un arbre à la forme étrange, le nom d'une rue... Du moindre détail jaillissent des souvenirs douloureusement marqués par leur présence. Elles me hantent.

« C'est là ? » s'enquiert Léonie d'une voix tendue, en désignant une maison blanche aux volets et au portail peints en bleu.

C'est la troisième habitation qu'elle m'indique. Je suis surpris qu'elle s'en souvienne si mal. Elle avait sept ans pourtant, lorsque nous sommes partis.

« Non. »

Un coup d'œil m'a suffi pour lui répondre. Je n'ai rien oublié. Gabrielle fumant en cachette, accroupie dans le jardin en-dessous de la fenêtre. Maman sur le pas de la porte, les traits tirés par la fatigue. Gabrielle sur le toit, occupée à changer une tuile, et moi qui la regarde avec envie. Maman peignant les volets avec des couleurs vives. Gabrielle poussant Léonie sur la balançoire, et le rire de ma petite sœur. Maman nous observant jouer dans le jardin par la fenêtre de sa chambre, un sourire tendre éclairant son visage épuisé. Je n'ai rien oublié.

Léonie hausse les épaules. Quelque chose a changé en elle depuis qu'elle m'a supplié de la tuer, il y a une semaine. Comme si elle s'était retirée d'elle-même. J'ai refusé de la suivre ; j'ai l'impression de l'avoir trahie. Elle ne m'offre plus qu'une présence superficielle, un regard fatigué qui semble venir de loin, aucune véritable émotion. Je n'aime pas y penser. Elle ne me laisse plus rien voir, ni colère ni douleur, et je me noie dans son silence. Comment puis-je l'aider, à présent ? Je ne peux pas. Je ne peux qu'essayer de faire le moins de mal possible.

« C'est là, alors. »

Ce n'est plus une question. Léonie semble si certaine d'avoir trouvé que, même sans tourner la tête, je sais qu'elle a raison.

« Oui, soufflé-je en regardant enfin. C'est là.

— Je me souviens, maintenant. Je me souviens de tout... »

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant