Chapitre 11 ~ Le vide qui me dévore

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Nous passons encore cinq jours à Eyguières. Bien sûr, ce n'est pas prudent : même si le docteur Naëguet vit seul, son décès a dû être rapidement constaté. La police peut débarquer ici d'un moment à l'autre. Nous devrions fuir.

Mais fuir, ce serait dire adieu à cette maison. Un adieu définitif. La dernière fois que je suis parti, je pensais que notre séjour chez Marie ne durerait que quelques jours. « Il faut que je me remette, tu comprends ? m'avait expliqué maman. J'ai besoin de réfléchir, d'être seule. » Et, même si j'étais terrifié à l'idée qu'elle recommence, même si j'aurais voulu fondre en larmes, j'ai acquiescé. Je ne savais pas, alors, que je ne reverrais notre maison que dix ans plus tard. Je ne suis pas prêt à quitter de nouveau la maison de mon enfance, avec la certitude que je ne pourrai plus jamais y être en sécurité. Désormais, je sais qu'un départ peut être définitif.

Nous devrions malgré tout fuir, mais nous n'en faisons rien. Il y a ce quelque chose, quand nos regards se croisent, quand l'écho de notre discussion sur l'humaine et la lionne résonne entre nous, dans ce silence que nous ne parvenons pas à briser... Ce quelque chose, oui, une sorte de résolution, pesante et lourde. Nous avons essayé si souvent, et toujours échoué. Peut-être, finalement, que la solution serait de contraindre la lionne, de Les contraindre, par la force ? de cesser de fuir et d'attendre qu'on nous arrête ? Imaginer ma sœur grandir là-bas, devenir adulte derrière des barreaux, ne m'horrifie pas autant qu'autrefois.

Mais je sens que ce serait vain. Ils ne nous laisseraient pas faire ça – d'une manière ou d'une autre, Ils nous empêcheraient de nous rendre. Notre volonté n'est rien face à la Leur, nos actions ne sont qu'une brise dans la tempête que les Leurs engendrent. Même un prédateur suprême ne peut s'évader d'une prison, pourtant j'ai l'impression qu'Ils en seraient capables. Leur puissance me dépasse complètement, comment pourrais-je imaginer ses limites ?

Nous restons. Ils reprennent le contrôle de Léonie. Ses gestes se font prudents, ses paroles mesurées, comme si un mot plus haut qu'un autre risquerait de Les contrarier. Elle souffre. Je le sens à la façon dont ses yeux s'égarent vers la fenêtre, à sa tendance à s'isoler encore. Le troisième jour, je l'entends hurler derrière la porte fermée de sa chambre. Pleurer, aussi. Et puis elle ressort, le visage neutre, les yeux secs, et je feins de n'avoir rien remarqué. Je n'entre jamais dans sa chambre. Je ne saurais pas quoi dire, j'aurais peur de la blesser encore plus... Je reste assis contre sa porte, terrassé par ma propre impuissance, tout comme l'enfant Théo attendait que sa mère se réveille, se détestant d'être incapable de l'aider.

Au fond, nous n'avons plus de raison de lutter. À quoi bon essayer, encore et encore, de Les contrer ? Ils gagnent toujours. Autant Leur céder directement... Ça nous évitera nos souffrances et nos désillusions.

Puis, un matin, elle m'informe que nous partons. Son visage tendu indique que toute discussion se soldera par un échec. J'aurais peut-être essayé, avant, mais je n'ai plus la force de m'opposer à Eux.

Alors nous quittons la maison et sortons dans la lumière de l'aube. L'air froid de décembre glace nos joues. Nous nous glissons dans un bus en direction de Marseille, puis terminons notre nuit dans les toilettes d'un train qui nous entraîne vers Brest. Comme à chaque voyage, je me retrouve à observer Léonie dormir, recroquevillée contre la porte, à regretter ma petite sœur... à me demander ce qu'elle voit dans son sommeil, pour que ses traits se crispent ainsi, pour que sa bouche se torde, pour que ses yeux se mouillent... Elle souffre désormais, à mille lieues de l'innocence apaisée qu'elle offrait dans le bus, lors de notre premier voyage. Ni la veille ni le sommeil ne lui offrent de repos.

Et moi, je n'ose rien faire. Je la fixe d'un regard vide, me demandant à quel moment exactement j'ai abandonné. Avant, je n'aurais pas supporté de la voir ainsi. Je me serais assis à côté d'elle, je lui aurais caressé le dos et j'aurais murmuré son nom jusqu'à ce qu'elle se réveille. Désormais, le spectacle de sa souffrance me laisse presque indifférent – ou plutôt résigné. Je ne pourrais rien faire, alors à quoi bon essayer ? Je l'observe juste, plongé dans une étrange torpeur.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant