Chapitre 4 ~ Ce jour-là

115 12 145
                                    

Un éclair de conscience me réveille en sursaut. Je me souviens, oui, je me souviens d'Eugène Ormier.

Des impressions me reviennent, trop brouillonnes et brèves pour être de vrais souvenirs. Un tourbillon de sensations dans lequel je me noie. L'attente dans la nuit. Une voix tendue qui téléphone. Le regard blessé, terrifié, de Léonie. L'angoisse qui monte lentement. Les bras de maman qui, pour la première fois, n'apaisent en rien ma terreur. Des coups à la porte. L'espoir gonfle mon cœur. La porte s'ouvre. Le choc. C'est impossible. C'est impossible. Son visage. C'est impossible. On m'a menti. C'est impossible.

Je ne sais pas si ces images sont les produits de mes rêves brumeux ou si elles viennent uniquement de ma mémoire. Je n'ose pas bouger. Je ne peux que voir défiler ces brèves bribes de souvenirs, fragments de la scène qui me hante depuis neuf ans. Des mots se superposent aux images et aux sensations. Des mots qui me heurtent avec violence mais me semblent vides de sens la seconde suivante. Ne m'oubliez pas. Je vous aime. C'est fini. Tu as bien fait. Je ne peux plus. C'est lui. Veille sur elle. Elle n'est plus là. Arrête. C'est fini, Théo, arrête, c'est fini !

Étendu sur mon lit, j'assiste aux mêmes scènes, encore et encore. Peu à peu, les images se précisent. Je revois chaque minute de cette terrible soirée, je hurle sans un bruit comme j'ai hurlé en la voyant. Je revois ses yeux, ses yeux ambrés dans lesquels je plonge les miens. J'ai toujours envié le miel de ses iris, je les trouvais si beaux, et voilà que son regard est vide.

Puis, enfin, je me revois ce jour-là, dans le hall bondé du tribunal. Je n'ai même pas onze ans. Je n'ai pas le droit de le voir, ça rendrait les choses trop réelles. Mais j'ai insisté, alors maman m'emmène en secret dans un couloir bien moins fréquenté. Nous surveillons les allées et venues.

Un petit groupe apparaît au coin. « C'est lui », me glisse-t-elle. Deux policiers encadrent un homme qui discute avec une avocate. Il n'est pas très grand ; quelques touffes de cheveux bruns parsèment son crâne. Son menton est parfaitement rasé, ses traits sont doux, son visage lisse. Son regard croise le mien et l'angoisse résignée que je devine dans ses yeux, sans trop savoir l'exprimer avec mes mots maladroits, se mue en une satisfaction perverse. Ses lèvres s'étirent en un sourire. Ce n'est pas un rictus de méchant de dessin animé. C'est un vrai sourire, un sourire heureux et fier. Je recule, effrayé, et détourne le regard. L'homme et son escorte passent à quelques mètres de nous sans qu'il semble nous remarquer.

Je viens de croiser Eugène Ormier.


~~~~~~~~


Je me réveille dans des draps trempés de sueur. J'ai dû réussir à m'endormir, finalement. Le visage d'Eugène Ormier me semble imprimé sur ma rétine. Je revois sans cesse la joie mauvaise dans ses yeux et le sourire horriblement sincère qu'il m'a adressé. Il se réjouissait d'avoir fait ça. Il en était fier.

Le nom de l'homme qui nous a fait tant de mal se trouve dans un dossier appartenant à ma sœur.

Nous avons entendu son nom une fois, une seule fois... Pourquoi a-t-il fallu qu'elle le retienne ? Et pourquoi, pourquoi l'a-t-elle noté sur cette fichue feuille ?

Elle est en danger. Cette certitude s'insinue dans mes veines, se faufile jusqu'à mon cœur et accélère son rythme. Ma petite sœur est en danger.

Je me lève, en silence pour ne pas alerter Victor. Je dois lire la suite du dossier de Léonie, c'est la seule solution. Je consulte ma montre ; il est sept heures et quart. Le livre de droit m'attend au-dessus de mon bureau, mais je n'y trouve pas le dossier.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant