Chapitre 3 ~ Ce que ferait un frère

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« Il faut y aller, Théo. »

Les paroles de Léonie m'arrachent un instant à ma léthargie. Toujours assise à côté de Louis Namur, elle plonge ses yeux dorés dans les siens, comme pour tenter d'y lire une vérité qu'il aurait cachée de son vivant. Enfin, c'est l'impression que me donne son regard intense. Peut-être que c'est moi qui cherche une vérité cachée.

La lionne se retournera un jour. Ces paroles trottent dans ma tête, profitant du silence pour prendre plus de place. Qu'est-ce qu'il voulait dire ? Que je m'abrite derrière Léonie, mais qu'elle ne me protègera pas toujours ? Je ne comprends pas... Peut-être était-il fou. Qui d'autre qu'un fou aurait fui si vite après avoir simplement aperçu deux inconnus ? Qui d'autre qu'un fou serait resté derrière sa porte à discuter au lieu de sauver sa vie ? Qui d'autre qu'un fou aurait prononcé des paroles si aberrantes ? « La lionne se retournera un jour », sérieusement ! S'il avait voulu me dire quelque chose, pourquoi parler par énigmes ?

... arrange-toi pour être loin. Il m'a incité à fuir. C'est la conclusion logique de sa première affirmation, après tout. Sauf que je n'y crois pas. Léonie n'a aucune raison de me faire du mal, après tout. Elle Leur obéit – aux victimes de ses cibles. Et je n'ai tué personne.

« Théo. »

Sa phrase danse dans ma tête, impossible de m'en défaire. La lionne se retournera un jour, la lionne se retournera un jour, un jour, un jour, un jour... On dirait une prédiction ou un proverbe, quelque chose dont la véracité n'est pas discutable. Le ciel est bleu, l'amour rend aveugle et la lionne se retournera un jour. Indéniable. Inéluctable.

Je déteste ça. Agrippés à ma conscience, ses mots refusent de lâcher prise et de me laisser en paix.

« Théo, il faut qu'on rentre ! »

Léonie a crié cette fois, ce qui m'arrache à ma réflexion. Elle passe sa main sur le visage de Louis Namur en une caresse délicate, fermant à jamais les yeux du vieil homme. Ses doigts ensanglantés laissent une trace écarlate sur ses paupières.

Nous nous esquivons en silence. Il n'est que vingt heures, il fait encore jour dehors et cela me semble déplacé. Comme si les meurtres ne pouvaient avoir lieu qu'au cœur de la nuit. Comme si les vrais monstres craignaient la lueur du jour. Nous nous hâtons de rentrer.

La nuit tombe enfin tandis que nous retournons à Aubusson. À vingt-trois heures trente, nous réintégrons la chambre dans laquelle nous logeons.

Il y a cinq mois, alors que nous errions dans la ville, une vieille femme nommée Martine Reynard nous a remarqués et interpellés. Nos visages s'affichent dans les journaux et à la télévision, mais elle ne nous a pas reconnus. Elle vit presque en ermite, fait livrer ses courses, sort aux heures creuses. Elle nous a pris pour des fugueurs. J'aurai vingt-et-un ans dans trois mois, mais nous n'avons pas démenti. Je ne suis pas très grand et ma barbe est peu fournie ; je suppose qu'on me donne facilement quelques années de moins.

Elle a accepté de nous accueillir chez elle et de ne pas appeler la police. En échange, nous faisons ses courses et le ménage une fois par semaine. Léonie a accepté tout de suite, avec une imprudence qui m'a effrayé – mais j'ai moi-même cédé assez vite. Par attrait du confort, sans doute. Par fatigue aussi ; l'idée que la police nous arrête ne me semble plus si affreuse.

Pour tranquilliser la vieille femme, nous avons feint de passer un appel à nos parents pour leur expliquer que nous devions « faire le point » sur notre situation. Cela fait dix semaines que nous faisons le point, mais Martine Reynard ne semble pas nous en tenir rigueur. Je crois qu'elle nous comprend. Qu'elle croit nous comprendre.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant