Chapitre 14 ~ Le premier voyage

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« Alors, c'est fini, murmure Léonie d'une voix extasiée, on part vraiment ? »

J'acquiesce. Un sourire aux lèvres – un vrai sourire enthousiaste, pas un de ces demi-sourires qu'elle arbore souvent –, elle tourne la tête vers la maison de Marie et Raphaël. Sur le pas de la porte, Marie nous regarde partir, tentant sans y parvenir de conserver le pli sec de ses lèvres. Elle sait que nous ne partons pas que pour deux semaines. Elle l'a compris dès que j'ai émis la possibilité de passer le début des vacances d'été seul avec ma petite sœur, grâce à l'argent j'ai gagné au cours de l'année écoulée.

Au début, Léonie voulait que nous fuguions un matin au lieu de partir en cours, mais je l'ai convaincue que ce n'était pas une bonne idée. Même si son lycée ne prévenait pas Marie et Raphaël – après le conseil de classe, trop d'élèves sèchent les cours pour que l'administration se donne la peine d'appeler tous les parents des absents –, cela ne nous laissait qu'une dizaine d'heures de marge. Elle a vite convenu que ma solution était meilleure. Marie et Raphaël, en revanche, ont froncé les sourcils quand je leur ai exposé cette idée.

« Tu es sûr que vous en avez besoin ? a soufflé Marie – et cela signifiait clairement Tu es sûr que cela servira à quelque chose ?

— Parfois, être seuls ensemble, c'est la seule solution », ai-je répondu.

J'ai néanmoins dû insister, à demi-mots à cause de la présence de son mari, pour qu'elle m'accorde sa permission, et donc celle de Raphaël. Mais j'ai lu dans ses yeux résignés qu'elle savait bien que deux semaines ne suffiraient pas pour que nous retrouvions ma vraie petite sœur, la Léonie d'avant le 8 février. Celle qui, malgré ses périodes taciturnes durant lesquelles elle ne parlait à personne, savait se montrer sociable, ne restait pas tous les jours cloîtrée dans sa chambre, celle qui n'était pas ce fantôme sinistre et muet. Pour la retrouver, je dois aller à sa rencontre, je dois la suivre là où ses pas la mènent, entrer dans son monde pour la faire regagner le mien. Je ne sais pas combien de temps cela prendra, mais je ne me fais pas d'illusions : ce sera long. Un tel voyage ne s'effectue pas en une quinzaine de jours. Ce sera long, oui, très long, si c'est seulement possible.

Cette nuit, j'ai à peine dormi. Je me répétais sans cesse le déroulement de notre fuite – enfin, ce que j'en savais, Léonie ne m'a donné presque aucune information. J'angoissais, aussi, je me demandais s'il existait une porte entre le monde de Léonie et le mien. Si je saurais la trouver.

Si elle ne se refermerait pas sur moi.

La lumière qu'au matin le soleil a jeté sur mes craintes les fait paraître bien ridicules. Bien sûr que je pourrai entrer dans le monde de Léonie ; elle y est bien parvenue, elle. Et là où il y a une entrée, il y a une sortie. Toujours.

Je suis Léonie sur la route qui mène au village de Cailloux-sur-Fontaines. Nous laissons derrière nous le portail rouillé marquant la fin du jardin et nous rendons à l'arrêt de bus du village. C'est le premier dimanche des vacances, si bien que les travailleurs au regard épuisé qui attendent le bus au petit matin sont réduits à une femme entre deux âges, affalée sur le banc, qui nous fixe d'un œil morne. Le bus arrive quelques minutes après nous. Léonie y hisse sa valise sans hésiter, mais je ne peux m'empêcher de jeter un regard en arrière, comme pour vérifier si je ne me suis pas trompé de chemin. Mon geste n'échappe pas au chauffeur.

« Vous fuguez, les jeunes ? demande-t-il sans que je parvienne à déterminer s'il est sérieux ou non.

— Je suis majeur.

— Comme tu voudras. » Il émet un petit gloussement. « Fais gaffe, ajoute-t-il d'un ton cette fois indéniablement railleur, on dirait que c'est ta sœur qui commande. »

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant