Chapitre 10 ~ L'étrange inertie du monde

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« Alors, ce sera toujours comme ça, murmure-t-elle.

— Comme quoi ? »

Elle est étendue sur son lit, sans force, les bras écartés autour d'elle, les yeux fermés. Sa voix éraillée s'élève à nouveau.

« Comme ça... Toi qui essaies de me retenir. Moi qui essaie aussi. Et elle... elle qui ne nous entend pas, elle qui n'écoute qu'Eux. Toutes ces voix dans sa tête... qui murmurent, doucement, trop doucement... elle n'a pas le choix. Leurs voix, je les entends toujours. Elles s'infiltrent partout. »

Je détourne la tête, la gorge nouée. Derrière la fenêtre, la nuit semble nous fixer. Observer cette maison abandonnée, cette maison où les fantômes ont pris toute la place. Dévisager ces deux vivants qui n'ont rien à faire là. Mais le sont-ils encore, vivants ? Ils n'en ont pas l'air, déjà à la frontière entre les deux mondes. Ils sont peut-être à leur place, finalement, dans cette maison de souvenirs et de secrets.

« Tu les entends ? m'étonné-je bêtement, pour briser le silence.

— Toujours. Même quand j'arrive à les tenir à distance, les rares fois où ça marche... Ils ne sont jamais loin. Ils m'appellent... Ils me rappellent à Eux et je finis par céder.

— Tu peux y arriver. Tu y arriveras.

— Comment tu peux m'assurer ce genre de chose ? » Un rire épuisé, désabusé, franchit ses lèvres. « Tu n'en sais rien. Tu ne peux pas savoir. Et... si tu savais ce que ça fait, tu comprendrais que c'est impossible. Je Les entends, Théo...

— Non... »

Elle ne réagit pas. Je me dirige vers la fenêtre et l'ouvre en grand. La pleine lune diffuse dans la chambre une faible clarté, quelques hiboux au loin échangent des hululements, une pluie fine crépite sur le toit et de la terre mouillée monte une odeur d'humus. Dehors, c'est doux, calme et lisse. Beaucoup trop. Comme si quelque chose voulait nous réduire au silence, éteindre un feu qui gronderait en nous.

Sauf qu'il n'y a rien à éteindre. Nous devrions être indignés, horrifiés, mais je ne sens qu'une résignation lourde et puissante, comme une épaisse couverture de désespoir qui étouffe toute volonté de révolte. Et le même sentiment enveloppe Léonie, je le vois à ses paupières lasses et à ses bras qui pendent de chaque côté de son lit.

Je secoue la tête, dans l'espoir naïf de chasser le fatalisme qui assombrit mon esprit. On ne peut pas se laisser avoir comme ça... Il faut réagir. Je me tourne à nouveau vers elle, fermant d'un coup sec la fenêtre. Pas besoin de l'étrange inertie qui émane du dehors, la nôtre est déjà assez préoccupante.

« Léonie, tu peux y arriver. Je l'ai vu, décrété-je résolument. Juste avant qu'il ne meure, tu es revenue... Tu avais réussi ! Tu étais... Tu étais toi. »

Elle ouvre les yeux et s'assied sur son lit.

« Ah oui ? réplique-t-elle d'un ton sarcastique, sans espoir. C'est ce que tu crois ?

— C'est ce que j'ai vu ! L'humaine était là...

— Tu ne comprends pas. »

Ses lèvres s'étirent en un sourire fatigué. Je fronce les sourcils.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? Je t'ai vue, Léonie, tu as refait surface, tu... tu étais là...

— J'étais là, oui. Et je n'ai rien fait. Toi non plus, tu n'as rien fait. »

Elle se rallonge dans son lit, comme si cela clôturait la discussion. La lune jette sur elle une lueur blafarde qui fait ressortir ses traits creusés. Je me lève, m'approche de son lit et m'assieds à côté d'elle, comme ces nuits chez Marie où ses cauchemars me réveillaient.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant