Double jeu Chapitre 4

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- C'est donc ça votre peur inavouable ? Votre plus grande peur c'est... vous ?

- Oui.

Il reprend son calepin.

- Combien de séances nous restent-ils ensemble ?

- Aucune idée.

- Vous n'avez pas réponse à tout, c'est assez décevant.

- Je ne suis pas devin, ni génie.

- Pourtant vous vous vantez en brandissant au nez de tous votre petit diplôme, celui qui atteste que vous êtes apte à écouter les âmes perdues pour les remettre sur le droit chemin. Sauf qu'il n'y a pas de droit chemin.

- Disons plutôt qu'il en existe un différent pour chacun. Mon métier consiste à aider ceux qui se sont perdu dans le brouillard. Mais ils n'ont jamais quitté leur voie.

- J'ai quitté la mienne. Parfois il m'arrive de penser que je n'y suis jamais allée.

- Vous sous-entendez que vous êtes toujours comportée ainsi ?

- Comment ?

- De manière spéciale.

- Oui. Sinon pourquoi aurai-je consulté ma première psychologue à l'âge de quatre ans ? J'ai d'ailleurs réussi à la garder longtemps, mais elle a fini par craquer. J'ai trouvé ça dommage. Je m'amusais bien durant nos séances. Elle me faisait faire des jeux de constructions en bois, des coloriages, de la pâte à modeler... Ensuite elle mettait tout dans une boîte. C'était ma « petite boite rien qu'à moi ». La séance suivante, elle ressortait tout, et nous tentions d'analyser ensemble mes créations. Je trouvais cet exercice ridicule. Je dessinais un chat en violet parce que c'était ma couleur préférée, il n'y avait pas à chercher d'autres explications. Ses interprétations étaient sans queue ni tête. Elle réussissait à relier mon château de cartes avec ma difficulté à me faire des amis... Je me suis même demandé, parfois, si elle avait déjà exercé le métier de psychologue pour enfant. Elle disait que tous ces dessins et ces travaux manuels étaient un prolongement de mon inconscient. En somme, ils étaient moi. Je n'ai pas apprécié qu'elle me mette dans une boite. Je n'ai jamais compris ce besoin qu'on les gens de classer les esprits. Elle m'avait attribué un fichier « patient ». J'étais donc cataloguée parmi les fous, les détraqués, les dépressifs, les suicidaires, les pommés de la vie, les moins que rien, les causes perdues et irrécupérables... Au début j'ai trouvé ça terrible. J'étais affreusement vexée. Et puis j'ai réfléchi. Elle avait fait une erreur. Elle mettait dans la boite ce que je voulais bien lui donner. Elle ne savait rien de moi. Je lui racontais ce qu'elle voulait entendre. Chaque séance, j'imaginais un nouveau mensonge, qui paraissait encore plus véridique que le précédent. J'inventais des rêves, ou me contentais de dire que je n'en n'avais pas fait. J'affabulais au sujet de cauchemars, tous plus affreux les uns que les autres. Ainsi, elle se persuadait davantage qu'elle était face à une enfant sans défenses qui craignait le monstre imaginaire sous son lit. J'ai toujours été une comédienne hors pair. La séance n'était pas terminée que j'avais déjà hâte de la prochaine. Je lui confierais quelque chose d'encore plus crédible et pathétique, car je savais qu'elle goberait tout de A à Z. Elle n'était pourtant pas naïve. Elle était simplement... dépassée par les événements sans le savoir. Un jour, je lui aie fait croire que je m'étais cachée sous ma table d'école, car j'avais eu peur d'un coup de tonnerre. J'avais eu l'audace de verser quelques larmes, afin de rendre mon discours plus crédible. Je me souviens du regard attendri qu'elle m'a lancé. Elle m'a dit qu'elle était heureuse que je lui fasse confiance, et elle m'a avoué que j'étais sa patiente préférée. Devinez ce que je me suis dit.

- Je n'en ai aucune idée. Vraiment aucune.

- Vous aurais-je perdu ? Vous peinez à retrouver votre chemin, Docteur ?

- Continuez. Le suspense est insoutenable. Blague à part, j'aimerai entendre la fin de l'histoire.

- Je remarque que vous ne notez plus rien. Tant mieux. Votre calepin ressemble beaucoup à celui qu'elle avait.

- Comment avez-vous réagi lorsqu'elle vous a annoncé qu'elle vous préférait aux autres ?

- J'ai eu l'impression d'être sur un petit nuage, évidemment. Ne vous méprenez pas : je n'avais que faire de son affection. J'étais aux anges car je savais qu'à partir de là, j'avais carte blanche. J'ai continué mes petits mensonges encore une ou deux séances, puis j'ai décidé de jouer franc jeu. Je lui ai raconté toute la vérité. Je lui ai avoué que tout ce qu'elle s'était appliqué à retranscrire dans son carnet depuis des mois n'était que de la poudre aux yeux. Ce jour-là j'ai senti que quelque chose en elle s'était brisé. Elle avait honte de s'être fait duper par une enfant. Elle avait peur aussi... peur de moi. J'ai trouvé ça fascinant. Avec le recul je réalise que tout compte fait j'étais plutôt déçue. Elle avait été ma marionnette, elle s'était laissé faire sans broncher. Pourtant le jeu a fini par cesser. C'est ainsi que j'ai compris le sens de l'expression « Toutes les bonnes choses ont une fin ».

Silence.


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