Double Jeu Chapitre 8

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- Parlons de vos parents. Que pensent-ils de tout cela ?

- Ils n'ont pas à donner leur avis, et ils ne sont plus là pour le faire. Ils sont morts il y a bien longtemps.

- Toutes mes condoléances... Comment est-ce arrivé ?

- Je ne les ai pas tués, si tel est votre sous-entendu. Mon père est mort de maladie lorsque j'avais deux mois. De fait, ma mère est tombée en dépression. La solitude et le désespoir l'ont bouffé de l'intérieur. Elle a fini par mettre fin à ses jours. Un malheureux concours de circonstances à fait que j'ai partiellement assisté à la scène.

- Quel âge aviez-vous ?

- Quatre ans. Je m'en souviens comme si c'était hier.

- Cela me parait impossible à oublier.

- Voulez-vous savoir comment elle a procédé ?

- Non.

- Vous mentez.

Silence.

- Elle s'est ouvert les veines avec un couteau de cuisine. Je suis arrivé au mauvais moment, je n'aurai pas dû voir ça. J'avais soif, je voulais demander un verre d'eau. Je l'ai vu se vider de son sang. Je suis restée pétrifié. Elle me faisait de grands sourires, elle me disait qu'elle m'aimait, et elle ne pleurait pas. Cependant ses mots n'atteignaient déjà plus mon oreille. J'étais ailleurs.

- Ailleurs ? C'est-à-dire ?

- On n'imagine pas qu'un corps puisse contenir autant de sang. J'ai trouvé ça absolument fascinant. J'ai regardé ma mère dans les yeux, et je l'ai vu partir. Son âme disparaissait en même temps que son corps se recroquevillait sur lui-même. Elle était redevenue une petite chose fragile, un fœtus, dont la vie s'enfuyait à chaque battement de cœur. Je me suis penchée par-dessus son épaule. Sa respiration était si faible. Mes pieds baignaient dans le sang chaud et ma main touchait sa joue glacée. J'aurais pu la tuer d'un simple geste et abréger ses souffrances. Je ne l'ai pas fait. J'attendais l'instant précis où ses yeux deviendraient vides. Une fois la mort venue, je suis sortie dans le jardin, et j'ai hurlé à plein poumons. « Maman est morte ». Les voisins ont alerté les pompiers. Je vous passe les détails et l'enterrement auquel je n'ai pas assisté, mais sachez que deux mois plus tard, j'atterrissais en famille d'accueil.

- Vous vous y trouvez toujours ?

- Oui. Ils ont fini par m'adopter, ainsi j'ai changé de nom de famille. Ils me considèrent comme la fille qu'ils n'ont jamais eu. Ils me couvrent de cadeaux à Noël. J'ai toujours droit à deux fois plus de sucreries que leurs deux fils pour mon anniversaire. C'est un foyer aimant, nous vivons dans une grande maison. Mes « parents » ont tous deux une belle situation, et nous partons en voyage à l'étranger chaque été. Je les déteste.

- Je ne vois pas d'ombre au tableau. Quel est le problème ?

- Moi.

- Vous ?

- Quelque chose ne tourne pas rond chez moi.

- En avoir conscience est une très bonne chose.

- Je ne fais que mentir à longueur de temps. Quand j'étais enfant, il a fallu m'apprendre à réagir selon les circonstances.

- C'est-à-dire ?

- Mes réactions n'étaient pas adaptées à la situation. Je ne pleurais jamais, alors on m'a dit de faire semblant. Un jour, je suis tombée de vélo et me suis ouvert la jambe jusqu'à l'os. J'ai ri. La douleur ne m'a jamais dérangée. Au contraire. J'y retrouve une certaine sérénité. C'est étrange ?

- Non, pas plus que cela. J'entends ce discours tous les jours. Bon nombre de mes patients se scarifient. La douleur est comme un exutoire, un moyen de canaliser les émotions négatives, de les refouler à l'intérieur, contre soi plutôt que vers les autres. Croyez-moi, vous n'êtes pas la seule.

- Je ne vous ferais pas le plaisir de me donner la mort.

- Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais pourquoi dîtes-vous cela ?

- Je suis exécrable, ce n'est un secret pour personne. Je suis égoïste, vaniteuse, manipulatrice, perfide, menteuse... la plupart des personnes qui me connaissent me déteste. Ils me haïssent au point qu'ils aimeraient me tuer. Je les empoisonne, je leur pourri la vie. Ils n'en n'ont pas conscience, mais le diable est dans les détails. Je suis l'origine de leur petits tracas quotidiens. « Bon sang, où sont mes clés ? », « Quelqu'un a vu mon portable ? », « Mon vélo a disparu ! », « C'est impossible : quelqu'un a crevé les pneus de ma voiture ! ». L'homme est un roc, certes, solide, mais pas impénétrable pour autant. Coup après coup, jours après jours, des failles apparaissent. L'eau fini toujours par s'infiltrer. Il faut de la patience et du temps, mais peu à peu les premiers effets commencent à se voir. Les premiers « Je n'en peux plus », « Cette semaine est interminable ». Et moi, pendant ce temps, enfant modèle, révisant assidument mes cours, j'observe ma toile se tisser. Elle relie chaque pilier, chaque points stratégiques de l'âme de ces Hommes. Ces pauvres, minables, stupides Hommes... Je décide sur lesquels il faut tirer afin de modifier la mise en scène. Tout ceci n'est qu'un spectacle de marionnettes gigantesque, dont je suis à la fois la scénariste, la réalisatrice, la metteure en scène, et la seule spectatrice. C'est avec un malin plaisir que j'assiste à la déchéance de ces malheureux qui me côtoie quotidiennement.

- Vous restez fidèle à vous-même, dans un sens c'est plutôt rassurant.

- Si vous le dîtes...

- Dois-je m'inquiéter pour mon avenir ?

- C'est à dire ?

- Allez-vous me faire souffrir autant que vous faîtes souffrir les autres ?

- Et vous ?

- Je ne comprends pas la question.

- Avez-vous déjà vu, côtoyé, ressenti, ce qu'est la souffrance ?

- Eh bien, avant d'ouvrir mon cabinet, j'ai été psychologue à l'hôpital, pendant quinze ans. Mes patients étaient aussi bien des survivants d'accidents de la route, que des personnes souffrant de cancers, ou des adolescents suicidaires récidivistes. Donc je pense que, oui, j'ai vu la souffrance, aussi bien physique que morale.

- Combien sont morts ?


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