- Comment avez-vous fait pour disparaître ?
- Excellente question. C'était un travail à plein temps. Si disparaître aux yeux de ma famille a été d'une facilité déconcertante, cela a été plus compliqué en ce qui concerne le monde extérieur. Le défi était ambitieux. J'ai passé des nuits entières à élaborer mon plan. Lorsque j'ai été absolument certaine que tout s'enchaînerait parfaitement, j'ai entamé ma longue quête vers la liberté.
- Quel âge aviez-vous ?
- Six ans.
Il prend note.
- Je devais tout d'abord me forger une identité nouvelle. Je devais avoir l'air parfaite. Je suis devenue serviable, souriante, aimable, conciliante et polie. Cependant cela ne suffisait pas. Les gens sentaient que mes compliments à leur égard n'étaient pas sincères. J'ai donc pris une grande décision. J'ai ajouté une étape préliminaire au déroulement de mon plan. Je n'ai plus parlé à personne, sauf quand on m'adressait la parole. Je passais toutes mes récréations seule, assise sur le même banc. J'observais. Je savais déjà lire et écrire depuis la maternelle, de fait je rédigeais mes constatations dans un petit calepin. Nous avons un point commun, Docteur.
- Avez-vous souffert de cette solitude ?
- Non. Je me suis volontairement recentrée sur moi-même. J'aime et j'ai toujours aimé être seule. Cela permet de ne pas s'embarrasser du superflu.
- Qu'entendez-vous par « superflu » ?
- Les sentiments, les émotions. Toutes ces choses que les hommes s'acharnent à vouloir ressentir toujours plus intensément. Certains regardent cent fois la même comédie romantique et pleurent cent fois devant la même scène de fin. D'autres sautent en parachute, ou du haut d'un toit. Je trouve ces comportements puérils. De plus, ils ont tous un point commun. Les hommes cherchent des sensations nouvelles pour masquer celle qui les rongent de l'intérieur, depuis toujours... le vide.
- J'avoue avoir du mal à vous suivre.
- Etes-vous marié ?
- Nous ne sommes pas ici pour parler de moi.
- Un « oui » suffira.
- Oui.
- Avez-vous déjà imaginé, une seule seconde, vivre sans votre femme ?
- Non.
- Pourquoi ?
- La vie me paraitrait vide de sens.
- Comme c'est touchant. Vous êtes amoureux. Autrement dit vous êtes comme tous les autres. C'est triste, vous gâchez votre potentiel.
- Développez.
- Comme on mange du pain pour oublier la brûlure d'un piment, vous avez tapissé les murs de votre âme avec de l'amour... mais vous n'en restez pas moins vide. Je suis désolée de vous l'apprendre, mais vous êtes creux, Docteur. Votre femme, vos enfants, votre petit pavillon et votre cabriolet, n'ont pas réussi à faire de vous un homme comblé.
- Vous avez raison.
- Bien sûr ! J'ai compris cela il y a bien longtemps. L'Homme ne peut pas être rempli, car au fond il n'est rien. Ce n'est qu'un trou béant de chair et d'os. Une fois mort, son enveloppe se décompose, laissant entrevoir ce qui le constitue, c'est-à-dire un vide total.
Il jette quelques mots dans son carnet.
- Comment avez-vous compris cela ?
- Il m'a fallu rassembler bien des morceaux, chercher une à une les pièces du puzzle et les imbriquer les unes dans les autres jusqu'à ce que ce révèle à moi la vérité. J'ai pour cela observé, pendant des heures.
- Lorsque vous étiez à l'école primaire, de manière plus précise, qu'écriviez-vous dans votre cahier ?
- Tout. Je décrivais soigneusement la manière dont les enfants courraient, jouaient, riaient, ce qu'ils mangeaient à midi, la couleur de leur stylo, la marque de leur cartable, la taille de chaussures...etc., ainsi que l'évolution de leurs résultats au cours de l'année.
- Comment étaient les vôtres ?
- Excellent. J'étais la meilleure. Je m'installais toujours au premier rang, face au bureau du professeur. J'avais fait en sorte de ne pas avoir de voisin de table. Je ne participais que pour débloquer la situation.
- C'est-à-dire ?
- Demandez à un enfant de six ans combien fond 36 fois 15, il vous répondra qu'il aime les paillettes.
- Combien font 36 fois 15 ?
- 540.
- Aimez-vous les paillettes ?
- J'ai toujours détesté ça. Les paillettes et autres rubans sont là pour faire diversions, cacher les défauts. Or, emballer joliment un bout de viande en décomposition avec du papier cadeau ne le fait pas sentir moins fort. Enjoliver la réalité ne sert à rien. « Il y a trop de fleurs, c'est mortel » pour citer Jean Genet. Il faut savoir décrire les choses et les gens tels qu'ils sont. Il n'y a que la vérité qui fait mal, et c'est pour cela qu'on l'aime.
- C'est une approche bien trop rigide des choses. C'est triste, vous gâchez votre potentiel.
- Audacieuse répartie, Docteur. Vous m'étonnez ! Vous voulez dire « Trop rigide pour une personne de dix-sept ans » ? Je suis simplement lucide.
- Vous avez une vision très sombre de la vie. Trop sombre. C'est bien dommage.
- Quand on n'espère rien, on ne peut pas être déçu. Je n'attends plus rien depuis longtemps.
- Pas même l'amour et l'affection de vos proches ?
- A quoi bon ? Je suis au-dessus de toutes ces sottises et je n'en ai plus besoin : j'ai disparu.
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Double jeu
Mystery / ThrillerUn spychologue rencontre sa nouvelle patiente. Dotée d'une grande intelligence, elle semble prendre un malin plaisir à lui raconter des mensonges. Cependant, à la fin de la première séance, elle finit par lui avouer que... dans 3 semaines, le jour d...