Double Jeu Chapitre 9

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- Combien de patients avez-vous perdu ?

- Quelques-uns... neuf. Ce sont des choses qui arrivent plus souvent qu'on ne le pense, malheureusement.

- Vous souvenez vous de chacun d'entre eux ?

- Oui. Tous.

- Tant mieux. N'oubliez jamais, Docteur. Jamais.

Silence. Elle l'observe fixement. Il recule instinctivement son fauteuil.

- Vous m'avez dit que la solitude qui a rongé votre mère et que c'est une des raisons de son suicide. Ne seriez-vous pas dans...

- Dans la répétition du même schéma destructeur ? Je m'isole pour tenter de me rapprocher d'elle ? Pour comprendre sa souffrance, et ce qu'y l'a poussé à passer à l'acte ? Vous n'êtes pas le premier à faire ces hypothèses. Tout porte à croire que je suis plus résistante qu'elle face à l'adversité. Ma mère était persuadée d'être seule au monde. C'était faux, bien sûr, mais elle en était certaine. Je ne lui en ai jamais voulu de s'être donné la mort. Je sais à quel point cela a été dur... elle n'avait pas les épaules, elle s'est laissé submerger. C'était inévitable. Car vous ne pouvez pas vous en défaire, de ce mal. Vous commencez par oublier de vous laver, puis de vous nourrir. Vous n'avez plus envie de rien. Petit à petit, la seule chose que vous souhaitez en levant, c'est vous recoucher. Personne ne peut vous empêcher de sombrer puisque vous êtes seul... désespérément seul. La solitude, c'est tout d'abord un grand froid. Comme une rivière d'eau glacée qui s'insinue dans vos veines, goutte par goutte, telle un poison, jusqu'à ce que vous ne soyez plus qu'un cœur de glace dans un corps décharné. C'est aussi une voix dans votre oreille qui vous murmure des horreurs, toutes les nuits. Vous faîtes tout pour la chasser, trouver le sommeil, mais elle est suave, brûlante, et vous grelotter dans votre prison charnelle. Les os de votre cage thoracique sont devenus des barreaux lourds, si lourds... respirer devient une torture, s'allonger est un supplice auquel vous vous adonnez de moins en moins souvent. Vous avez l'impression d'étouffer en permanence. Très vite vous arrivez au bout, vous êtes aveugle, perdu dans le brouillard. Pourtant vous ne criez pas au secours. Au contraire, vous souffrez en silence, car vous êtes dépendant. Oui, la douleur est une drogue. Quand elle est là vous oubliez tout. S'en est fini de la faim, du froid, de la peur, du vide : il n'y a plus que la douleur et vous, plongeant dans un abysse sans fond, jusqu'au vertige salvateur qui vous fait remonter à la surface. Les jours, les semaines, les mois, passent sans que vous vous en souciiez, car vous êtes hors du temps. Vous n'émettez plus un son, pas même un sanglot. Et pour cause : vous n'avez plus de larmes à verser. La voix, chaude et rassurante, continu de pervertir votre âme. Vous n'êtes plus qu'un tas de chair à peine vivante qui n'a plus rien à perdre. Vous avez tout donné. Vous avez jeté vos dernières forces dans la prise de calmants, afin d'atténuer un peu les crises de paniques auxquelles vous êtes sujet quotidiennement. Un jour, vous baissez la garde et vous commettez l'erreur fatale : vous écoutez ce que cette voix a à vous dire. C'est alors que des dizaines de démons envahissent votre esprit. Ils matent votre confiance, étranglent votre courage, éradiquent le peu d'amour propre qu'il vous reste. Alors, vous vous planter devant un miroir pour constater l'ampleur des dégâts, et vous vous cracher à la gueule, car vous vous détester plus que tout au monde. Vous ne pouvez plus vous supporter. C'est l'ultime goutte d'eau... vous êtes de trop. Cela doit cesser. Oui cela doit cesser au plus vite. C'est alors qu'elle apparait. L'idée salutaire germe dans votre esprit. Le suicide. C'est une chose bien étrange que la mort. Vous avez honte, dans un premier temps. Puis vous pesez le pour et le contre. Vous réfléchissez encore quelques temps, quelques heures, avant d'enfin passer à l'acte. Vous tendez les bras et la mort vous cueille comme on ramasse un fruit trop mûr. Vous n'avez plus peur. C'est terminé...Tout est calme désormais.

Silence.

- Alors, Docteur, qu'avez-vous à redire ?

- Et vous, dans tout ça ?

- Pardon ?

- Qui prenait soin de vous ? Une enfant de quatre ans... Qui s'occupait de vous ramener de l'école ? Qui faisait le repas ? Qui mettait le couvert ? Qui lavait vos vêtements ? Personne n'a fait de signalement ?

- Pour ce qui est du linge et du ménage, mon voisin sexagénaire passait deux fois par semaine. Pour le reste, croyez-le ou non, je n'ai jamais manqué un repas. Jamais. Ma mère s'asseyait à table et me regardait essayer d'attraper mes spaghettis à la petite cuillère. Ça la faisait rire. Elle riait aux éclats, grâce à moi. Je lui ai rendu moins pénible le peu temps qu'elle se donnait encore à vivre. J'en suis très fière. Je voyais bien qu'elle allait mal. La voir mourir a presque été un soulagement. Je n'avais plus ce poids à porter... Tout ça pour dire que je n'ai aucunement envie de mettre fin à mes jours, Docteur. J'ai beaucoup trop de chose à faire en ce monde pour partir maintenant.

Il note. Beaucoup. Elle sourit.


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