Double Jeu Chapitre 6

14 3 0
                                    

- Vous sous entendez que personne ne vous aime ? Pas même votre famille ? Peut-être que si vous étiez moins imbu de vous-même, vous parviendriez plus facilement à vous faire des amis.

- Des gens se considèrent comme mes amis. Ils sont peu nombreux. On les compte sur une main. En dix-sept ans j'ai réussi à me rendre supportable auprès de cinq personnes. Je connais leurs valeurs et je sais qu'elles sont vraiment sincères.

- Vous n'avez donc que cinq amis ?

- Oui, c'est à peu près ça.

- Développez.

- Ces personnes se considèrent comme mes amies, mais elles ne me connaissent pas réellement.

- Vous leur mentez à elles aussi ?

- Oui.

- Que leur cachez-vous ?

- Une chose en particulier. Une chose que personne ne sait.

- Qu'est-ce ?

- Je ne vous la dirais pas. Pas tout de suite.

- Je suis tenu au secret professionnel. Parlez sans crainte.

- Je ne veux pas.

- Pourquoi ? De quoi avez-vous peur ?

- Je vous l'ai dit, j'ai peur de moi. Vous ne voyez pas pourquoi ?

- Vous avez une manière de résonner extrêmement complexe. Je dois admettre que les enfants comme vous sont assez rares.

- Je ne suis pas une enfant.

- En effet, je rectifie : vous pensez comme une adulte. Mais vous n'êtes pas encore légalement considérée comme tel, ce qui engendre une certaine rancœur, une colère, une grande frustration de votre part, puisque personne ne peut imaginer que quelqu'un d'aussi jeune traite d'égal à égal avec elle.

- C'est correct. Ne vous galvanisez pas trop. Vous n'avez pas fini d'être étonné.

Il note à la va vite.

- Parlez-moi des deux autres personnes que vous avez frappées.

- C'est nécessaire ?

- J'aimerai comprendre ce qu'y vous pousse à la violence.

- J'ai recours à la brutalité pour de bonnes raisons. La première fois, j'avais huit ans. Dans mon école primaire, il y avait une classe pour enfants en difficulté. On y mettait ceux qui n'étaient toujours pas capable d'épeler « lapin », en CM1. Le frère d'un de mes camarades faisait partie de ce groupe d'apprentissage particulier. Il n'était pas méchant mais il réfléchissait étrangement. Il ne m'appréciait guère. Il disait que j'étais folle. S'il avait eu un peu plus de vocabulaire et de jugeote, il aurait su que la frontière entre le génie et la folie est mince. Il n'est pas rare qu'on les confonde.

- Vous vous considérez comme un génie ?

- Non.

- Comme folle ?

- Non plus.

- Dans ce cas, qui êtes-vous ?

- Je ne sais pas, et vous non plus.

- C'est vrai. Néanmoins sachez qu'il est tout à fait normal de ne pas savoir qui on est à votre âge. En ce sens, vous n'êtes pas si différente des jeunes que vous dominés. Continuez je vous prie. Qu'est-il arrivé à ce garçon ?

- Un jour, une de mes « amies » eut l'idée stupide d'aller lui parler. J'ai tenté de l'en empêcher mais elle était décidée. Un quart d'heure plus tard elle est revenue en larmes. Il l'avait giflé. J'ai pensé : « bien fait pour toi ». J'ai toujours raison. Ensuite tout s'est enchaîné très vite. J'ai ramassé le plus grand bâton que j'ai pu. Je l'ai ensuite taillé, du mieux que possible. Moi et mon harpon de fortune nous nous sommes dirigés vers le garçon. Je l'ai frappé suffisamment pour qu'il en vienne à me supplier d'arrêter. Ensuite il s'est mis à pleurer. C'était pathétique. J'ai continué en tapant plus fort.

- Personne n'est intervenu ?

- On ne me voyait pas.

- Etiez-vous cachée ?

- Non. Je me trouvais en plein milieu de la cour de récréation.

- C'est impossible que l'on ne vous ait pas vu. Vous mentez.

- Non, Docteur. Je vous dis la stricte vérité. Personne ne m'aurait jamais soupçonné d'avoir commis un acte aussi horrible. Je m'étais forgée une réputation de petit ange. Cette année-là mes petites manigances avaient portées leurs fruits plus tôt que d'habitude. Nous n'étions pas arrivés aux vacances de Noël que j'étais déjà devenue intouchable.

- Qu'est-ce qu'y vous a fait vous arrêter de le torturer ?

- Le mot est fort. Allons, Docteur, modérez-vous ! Il s'en est tiré avec tout au plus quelques ecchymoses. Il s'était mis à saigner du nez et il avait tâché mes sandales blanches. Or, je n'aime pas être sale. Avant de partir, je lui ai fait jurer de ne rien dire à personne, sous peine de quoi je recommencerai le lendemain. Il a dit à ses parents qu'il était tombé dans les escaliers. J'ai fait un détour par les sanitaires pour me laver les mains et les pieds, avant de retourner voir mon amie. Je lui ai dit qu'elle n'aurait plus de problème.

- Vous avez défendu votre amie, au fond votre geste n'était pas si mauvais. Néanmoins la méthode employée est un peu rustre.

- Il est vrai que je me suis félicité de cette bonne action.

- Vous avez frappé un enfant, vous ne méritez pas non plus une médaille.

- C'est vrai. Malheureusement force est de constater que la violence est parfois la seule solution.

Il griffonne dans son calepin. Elle regarde l'horloge.

- Notre rendez-vous touche à sa fin. Nous allons devoir nous quitter, Docteur. Ça m'attriste beaucoup.

- Une fois de plus : vous mentez.

Elle rit.

- Évidemment, je ne fais que ça ! Voulez-vous au moins une vérité ?

- Je vous écoute.

- J'ai 5875 jours. C'est-à-dire que j'ai dix-huit en dans cinq semaines. Nous sommes lundi aujourd'hui. C'est la première semaine et la première fois que nous nous rencontrons. Aujourd'hui, grâce à vous, j'ai trouvé le « Quand ».

- Je ne comprends pas.

- Dans cinq semaines, je tuerai quelqu'un.

Il devient pâle. Elle le regarde fixement, puis murmure :

- Vous avez une vraie raison d'avoir peur désormais.

- Qui... qui allez-vous tuer ?

- Telle est la question.


Double jeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant