- Vous êtes têtue.
- Un peu.
- Vous ne me rendez pas la tâche facile.
- Ce n'est pas ma faute, Docteur. Ce n'est pas « uniquement » ma faute. Il est parfois difficile de savoir ce qui me passe par la tête.
- Continuez.
- Je n'en ai pas envie.
- C'est encore trop tôt ?
- C'est déjà trop tard.
Il ne peut s'empêcher de rire.
- Qu'y-a-t-il de si drôle ?
- J'avoue que vous êtes un cas... spécial.
- Spécial ? Vous me vexez.
Il écrit rapidement.
- Vous commencez à m'agacer. Je déteste de plus en plus ce calepin.
- Loin de moi l'intention de vous vexer. En quoi est-ce une insulte, pour vous, d'être qualifiée de « spéciale » ?
- Je n'aime pas être jugée. D'habitude on ne prend pas la peine de m'attribuer une place, mis à part lorsqu'on me rappelle que je suis une enfant « bizarre ».
- Vous n'êtes pas bizarre.
- Tout le monde le pense, ce doit être vrai.
- Pourquoi accordez-vous tant d'importance aux regards des autres ?
- Les autres pensent et ont une opinion sur vous. Vous existez. Ils ne font plus attention à vous et ne prennent plus la peine de se faire un avis. Vous disparaissez. Il y a longtemps que j'ai disparu. J'ai tout fait dans ce but, et j'ai fini par réussir. Ça a été long. J'ai consacré dix ans de ma vie à cette tâche.
- Continuez. Pourquoi vouliez-vous disparaître ?
- Le chemin est difficile, mais une fois que vous êtes arrivé au bout vous atteignez ce que j'appelle une « zone de liberté totale ». Une fois que les autres m'ont oublié, je deviens invisible. En d'autres termes : je peux tout faire. Mentir, manipuler, tromper, pousser, insulter... ils ne voient plus rien. C'est assez jouissif, je dois bien l'admettre.
- Le mensonge, la manipulation, le vol... avez-vous commis toutes ces choses ?
- Oui, pour la plupart.
- On ne vous a jamais rappelez à l'ordre ? Jamais un professeur ne vous a sanctionné pour avoir frappé un élève ?
- Jamais. Il faut dire que je ne me suis adonnée que très peu de fois à l'exercice.
- Combien ?
- Deux. Peut-être trois. Dois-je prendre en compte l'école primaire ?
- Oui.
- Alors, disons trois.
- Ils le méritaient ?
- Oui.
- Qu'avaient-ils fait ?
- Le dernier en date était un camarade de classe qui m'avait humilié publiquement. J'avais treize ans. Cet imbécile était l'un des rares qui continuaient à me voir, ce qui m'agaçait au plus haut point. En réalité son intérêt pour moi était le fruit d'un pari perdu. Il ne me l'a jamais dit mais j'en suis certaine. Je ne vois pas ce qui aurait pu le pousser à vouloir me séduire, sinon les jeux idiots d'adolescents en pleine crise hormonale. Il m'avait même écrit une lettre d'amour pour la Saint-Valentin.
- Qu'en avez-vous fait ?
- Je n'étais pas là le jour de la remise des cartes, j'étais malade. Ma professeure me l'a donné quelques jours après. Quand elle m'a dit « J'ai une lettre pour toi », je ne l'ai pas cru. A cette époque je pensais avoir complètement disparu, mais je m'étais trompée. Lorsqu'elle m'a tendu ce bout de papier grossièrement colorié en rose, j'ai eu la nausée. J'ai trouvé ça pathétique. La lettre n'était pas signée, mais j'ai tout de suite su qu'elle était de lui.
- Comment ?
- Il m'attendait à la porte d'entrée, un grand sourire aux lèvres.
- Il guettait votre réaction.
- Je me suis dirigée vers la poubelle la plus proche. J'ai attendu qu'il me regarde. Je l'ai observé longtemps, jusqu'à ce qu'il ait un rire gêné. Puis j'ai déchiré la carte sous ses yeux. Il a ri aux éclats, ce qui prouvait qu'il n'était pas sincère. Quelques temps plus tard je l'ai frappé, afin qu'il cesse définitivement de me tourner autour.
Il note. Beaucoup.
- Qu'en pensez-vous, Docteur ?
- Mon avis n'a pas d'importance.
- J'ai envie de l'entendre. Allez-y. Dites-le.
- Quoi donc ?
- Je sais ce que vous pensez. L'idée finit toujours par germer dans leur esprit après trente minutes d'entretien.
- Vous parlez de vos autres psychologues ?
- Oui. Tous, sans exception.
- Dans ce cas, je serai le premier à déroger à la règle.
- Vous cachez derrière votre calepin ne sert à rien. Posez-le sur le bureau.
Il pose son carnet.
- Vous êtes mal à l'aise, Docteur. C'est normal. Les autres aussi l'ont été.
- Je me sens parfaitement détendu. Vous divaguez.
- Vous mentez très mal. Vous êtes gêné. Bientôt vous serez inquiété. C'est la première fois que vous avez peur d'un de vos patients, n'est-ce pas ?
- Je n'ai pas peur de vous.
- Si. Vous avez peur parce que vous n'avez jamais rencontré ce cas de figure. On ne vous a pas appris comment réagir face à cette situation. Vous êtes désarmé.
- Ne vous inquiétez pas, tout va pour le mieux.
- Je ne suis pas inquiète. J'ai l'habitude. Sachez que je vous comprends. Moi aussi j'ai peur.
- Vous avez peur... de vous ?
Pas de réponse.
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Double jeu
Misterio / SuspensoUn spychologue rencontre sa nouvelle patiente. Dotée d'une grande intelligence, elle semble prendre un malin plaisir à lui raconter des mensonges. Cependant, à la fin de la première séance, elle finit par lui avouer que... dans 3 semaines, le jour d...