Chapitre 𝟭𝟰 - Le démon

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Il faisait extrêmement chaud ce matin-là. Et alors que Pharaon était monté pour Ipet-sout avec sa suite, deux enfants avaient échappé à Hem-su, une Égyptienne d'une quarantaine d'années qui ne pouvait plus courir depuis bien longtemps. Elle s'était époumonée en espérant qu'ils entendent raison, en vain. Les deux petits monstres étaient déjà bien trop loin, et bien trop heureux sans elle, qui passait ses journées à les réprimander et à leur donner des ordres. Elle ne faisait que son métier, mais ça leur importait peu. Pour une fois qu'ils quittaient le palais et se rendaient sur la rive orientale du Nil, ils voulaient en profiter.

C'était donc pour cette raison que les deux jeunes garçons s'étaient enfuis vers le sud, longeant le chemin bordé de sphinx en courant et en riant à en perdre haleine. Ils savaient qu'elle le rapporterait à leurs parents, même si elle risquait un renvoi si elle n'était plus apte à tenir tête à des enfants qui avaient un quart de son âge. Cependant, l'aîné se moquait bien d'être réprimandé et puni. Il était comme ça. Il voulait s'amuser avec son frère, alors il allait s'amuser ; peu importaient les conséquences, il les assumerait.

Les rires continuèrent de descendre l'allée, et quand ils arrivèrent au niveau du mur d'enceinte du temple d'Amon, ils se mirent à courir autour.

— Tout', je vais te rattraper !

Le dénommé Tout' rit de plus belle, puis rebroussa chemin et pénétra à l'intérieur du sanctuaire en secouant les bras dans tous les sens et en sautillant.

— Tout' ! Non, ne rentre pas !

Cette fois, il partit réellement à la poursuite de son petit frère, mais ses sandales le ralentirent dans ses mouvements. Il les retira et les abandonna à l'entrée du temple avant de passer à son tour entre les immenses colonnes de grès.

Tout semblait étonnamment calme. C'était sans doute l'heure du rituel du dieu Amon, alors avec un peu de chance, ils ne rencontreraient personne, et personne ne saurait jamais qu'ils avaient pénétré ici. Ils devaient être discrets et ne pas déranger les prêtres, sinon ces derniers iraient se plaindre à leurs parents, et ils seraient davantage réprimandés. En conclusion, il fallait qu'il retrouve son petit frère au plus vite afin qu'ils sortent rapidement, comme s'ils n'avaient jamais été là.

— Tout' ! souffla-t-il. Où es-tu ?

Un court gloussement lui répondit. Il tendit l'oreille et se dirigea sur la gauche. Il commença à longer le grand mur gravé, sur ses gardes, et chercha son cadet des yeux. Lorsqu'il l'aperçut, caché derrière l'une des nombreuses colonnes, le petit reprit sa course en riant de plus belle. L'aîné serra les dents et accéléra. Il espérait l'attraper avant qu'il ne fasse une bêtise ou qu'il ne tombe et se fasse mal, mais quand son frère eut la mauvaise idée de rentrer dans le cœur du temple, il eut un désagréable pressentiment.

— Tout' ! Reviens ici ! On n'a pas le droit d'entrer !

Réticent, il pénétra à son tour dans la salle suivante qui sentait les huiles. Il perçut des chants qui s'élevaient au loin. Il entendit soudain un bruit métallique, puis des gémissements et enfin des pleurs. Sa poitrine était douloureuse.

Il s'élança sans réfléchir au secours de son petit frère. S'était-il fait mal ? Avait-il fait tomber quelque chose ? Il accéléra le pas, mais quelle ne fut pas sa surprise quand il réalisa que son cadet était tenu par le poignet par un autre enfant.

— Lâche-le !

— Qui es-tu ? demanda l'inconnu.

— Je suis le prince Hotepaton, fils de Pharaon, et c'est mon frère que tu retiens. Alors lâche-le ou la colère d'Horus s'abattra sur toi !

Le jeune garçon libéra le petit Toutânkhaton qui courut en direction de son aîné et se jeta dans ses bras en pleurant. Hotepaton ne cessa pas pour autant de fixer l'autre enfant d'un regard noir qui lui était parfaitement retourné.

Une mèche tressée retombait sur son oreille droite et une tunique simple couvrait son corps ; il ressemblait à n'importe qui. Il avait l'air assez chétif, mais sa façon de l'observer le mettait mal à l'aise et lui faisait presque peur. Qui était-il ?

— Il m'a fait mal ! se plaignit Toutânkhaton.

Hotepaton contracta la mâchoire et serra le poing, se retenant de bondir sur celui qui avait blessé son frère.

— Tu paieras pour ça !

— Si je dois payer pour avoir empêché un intrus de déranger la cérémonie de mon dieu, alors soit. Mais Amon ne vous pardonnera pas d'avoir puni l'un de ses serviteurs pour cela. Vous paierez aussi.

Il tourna les talons et le jeune Hotepaton fronça les sourcils.

— Tu es un prêtre ?

— Pas encore.

— Tu es le fils d'un prêtre ?

— Non.

— Alors pourquoi es-tu ici ?

L'enfant soupira bruyamment. Cet interrogatoire l'irritait.

— Je deviendrai prêtre d'Amon quand je serai grand. La raison pour laquelle je suis ici ne te regarde pas, fils d'Horus. Que j'aie été ordonné ou pas encore, mon rôle est de protéger ce temple et de servir mon dieu. Quiconque vient perturber son calme mérite d'être chassé d'ici, qu'il soit fils de paysan ou fils de Pharaon.

Il se pencha pour ramasser son plateau qui avait été renversé par Toutânkhaton, y replaça les fruits, puis il se redressa et s'éloigna.

— Comment t'appelles-tu ? l'interpella à nouveau Hotepaton.

— Je n'ai pas de nom.

— Comment cela ?

— Je n'en ai pas l'utilité.

— Que racontes-tu ? Tout le monde a besoin d'un nom, que ça soit pour être appelé ou loué.

— Personne ne m'appelle et personne ne me loue. Cela répond-il à ta question ?

— Non, chaque personne a un nom en venant au monde.

L'enfant leur fit face, les lèvres pincées.

— On ne m'en a jamais donné. Lorsque je serai ordonné, j'en aurai un. Si jamais tu as toujours envie de le connaître, alors reviens me voir, et je te le fournirai. Mais pour le moment, pars d'ici, tu n'as rien à faire dans cette partie du temple, fils d'Horus.

Maintenant toujours son petit frère qui sanglotait contre lui, Hotepaton regarda cet étrange enfant s'éloigner, jusqu'à disparaître derrière un large mur. Cependant, un sentiment inattendu de curiosité se mêla à son incompréhension et à son malaise.

— Il ne faudra rien raconter à père, Tout'. D'accord ?

— D'accord... Mais... Mais je veux rentrer...

— Oui, dans un instant. Je veux juste voir quelque chose.

— Quoi ? Il me fait peur. J'ai peur, ici...

— On fait vite. Promis. D'accord ?

— D'accord...

Il prit la main de Toutânkhaton dans la sienne et avança sur les dalles beiges. Les voix étaient de plus en plus fortes, comme les odeurs de parfums et d'huiles.

Ils franchirent plusieurs portes et finirent par apercevoir ce qu'il se tramait. Des danseuses exerçaient leur art devant la statue du dieu, leur peau brillant sous la lumière des torches, tandis que des prêtres chantaient leurs prières en déposant des offrandes.

Le prince Hotepaton resta immobile, subjugué par la scène, Toutânkhaton recroquevillé contre lui. Mais quand une silhouette interrompit son observation et que des yeux noirs plongèrent dans les siens, il prit peur et recula avant de se mettre à courir aussi vite qu'il le pouvait, en entraînant son petit frère qui trébuchait derrière lui.

Ce n'était pas un futur prêtre qu'il venait de rencontrer, c'était un démon. Il en était convaincu.

ʟ'ᴀᴜʀᴏʀᴇ ᴅ'ᴀᴘᴏᴘʜɪꜱOù les histoires vivent. Découvrez maintenant