Niemen

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Un vent glacial s'engouffrait dans les ruelles aux pavés mal jointés de la cité, jetant neige et crachin aux visages des passants emmitouflés de leurs frusques rudimentaires. Dissimulée dans les ombres mornes du petit matin, Niemen ne cachait pas sa misère et Naola, au chaud dans sa cape impeccable, protégée des affres du climat par une demi-douzaine de sortilèges de confort, tentait en vain de chasser son malaise. Elle avait beau bien connaître l'endroit, il lui fallait réapprendre son extrême rigueur à chaque visite.

Mattéo et elle étaient arrivés la veille, en transfert fédéral directement depuis Stuttgart, la capitale : un voyage instantané et sans effort sur plusieurs milliers de kilomètres qui rendait le contraste entre les deux villes plus saisissant encore.

Le couple remontait le labyrinthe de venelles étroites où se situait leur hôtel pour rejoindre la place principale, près du fortin dont les tourelles se devinaient à peine dans la grisaille matinale. Ici, faute de moyens et de sorciers, l'usage de la magie à des fins de bien publics était réduit à son strict minimum : un enchantement pour limiter les chutes de neige trop importantes, quelques lampadaires autour des bâtiments militaires, et c'était tout. Dans les rues, seules quelques lanternes à huile aux flammes tremblantes repoussaient l'hiver et l'obscurité.

Les silhouettes sombres des habitants glissaient d'une ombre à l'autre, s'écartant d'un pas précipité pour ne pas croiser le chemin des deux magiciens étrangers. Naola, alerte, observait du coin de l'œil tel homme se retourner sur eux, telle femme porter la main sous son manteau, l'air grave, la mâchoire serrée de peur ou de rage. Son œil habitué distinguait sans mal les prothèses dissimulées sous les tissus : là une jambe de métal rendait la dégaine d'un passant bancale, plus loin, un visage, soustrait au froid par plusieurs couches d'écharpes, laissait présager une prothèse faciale. Niemen abritait moins de sorciers que de mécartificiers : des gens dénués de pouvoir à qui l'on avait installé de la machinerie dont l'alimentation dépendait de rationnement organisé par la Fédération, des parias à qui l'on confiait les besognes qu'aucun mage n'aurait acceptées et qu'on parquait dans des quartiers spécifiques, ou ici, aux confins nord-est du territoire.

La jeune femme jeta un regard en arrière vers Mattéo qui la suivait de près, les mains dans les poches, la tête haute, un sourire en coin. Il affichait son habituel air hautain, cette mine insupportable qui leur avait valu tant de disputes avant qu'ils ne se rapprochent, et qui attirait à eux toute l'animosité des locaux qu'ils croisaient. Naola pressa le pas : la zone de transfert, point de passage obligatoire à tous les visiteurs, n'était plus très loin.

Arrivés sur le parvis, ils furent accueillis par un soldat en uniforme noir qui leur demanda aimablement leurs papiers, ainsi que la raison de leur déplacement.

« On va faire une promenade sur le glacier... c'est pour fêter nos un an », précisa la jeune femme pour couper court aux questions de l'officier.

C'était un demi-mensonge : Mattéo et elle avaient bien prévu de gagner la banquise, mais leur motivation n'avait rien de romantique. L'homme leur adressa un sourire rayonnant et s'écarta pour les laisser passer.

« Amusez-vous bien ! »

Seul un simple marquage au sol distinguait l'aire de transfert du reste du parvis désert. Naola sortit une feuille pliée en quatre de sa poche, relut pour la centième fois les coordonnées qu'elle connaissait pourtant par cœur et formula mentalement sa demande de voyage. Aussitôt, le réseau fédéral se raccorda à sa magie, en préleva une infime quantité, et la déplaça instantanément et sans effort à l'endroit souhaité : une clairière enneigée baignée d'un épais brouillard. Le couple n'y voyait pas à plus de trois mètres autour d'eux.

« Je m'en occupe. »

Mattéo effectua un mouvement de poignet et ses concentrateurs, deux fins anneaux en or passés aux index, luisirent sous l'effet de la magie. Une série de vagues d'air concentriques se diffusa autour d'eux, dissipant la brume et repoussant les nuages une cinquantaine de mètres plus loin. L'opération dévoila un sentier qui montait en pente douce vers le sommet invisible d'une colline. Ils y cheminèrent d'un bon pas : là-haut, la vue devait être plus dégagée et ils pourraient mieux se repérer.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant