Mäuschen

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Naola, les bras croisés et la mine d'orage, se tenait debout, adossée dans le coin le plus sombre de la grande salle à manger du manoir. Son regard, comme attiré par quelque force magnétique, se portait sur le délicat artefact qui trônait au bout de la table, un coffret de métal brut, piqueté de rouille et fermé d'un cadenas grossier sur lequel le chiffre trois était gravé et semblait avoir été martelé d'iris. Cela signifiait-il qu'ils avaient déjà échoué trois fois ? La sorcière reporta avec difficulté son attention sur les membres du groupe.

Toute de rage et d'appréhension, elle observa en silence les six hommes et femmes installés dans la pièce. Une grande et vieille enchanteresse aux allures altières ; un gradé de la police fédérale à la carrure massive et travaillée ; un mécamage à la peau dorée qui gratifiait régulièrement ses interlocuteurs d'un sourire éclatant, en dépit de la situation ; Alix ; Louve ; et enfin, Mordret ; tous les six penchés sur un fatras de papiers mnémotiques qu'harcelaient de notes frénétiques plusieurs stylos en lévitation.

Naola n'avait pas prêté attention aux noms des trois premiers. Elle connaissait vaguement le PMF — sans doute devait-il être une sorte de personnage public, un général ou quelque chose dans ce genre —, mais elle n'avait jamais vu les deux autres et, à vrai dire, elle n'avait rien à foutre de leur identité. Dans quelques minutes, ils se seraient mis d'accord sur la stratégie à adopter pour mener à bien leur entreprise suicidaire. Mattéo et Xâvier avaient été envoyés en mission par leur maître et ils allaient la laisser là, seule avec sa colère, noyée dans son chagrin avec tout juste l'épaule de Honkey pour pleurer.

Elle respira en saccade et se força au calme. Huit, déchiffra-t-elle sur le cadenas du coffret vers lequel son regard avait de nouveau été attiré. Déjà huit. Elle ferma les yeux, puis les rouvrit. Quatorze. Mais cela aurait pu être tout autre nombre la seconde d'avant.

Elle secoua la tête, déglutit et tenta de focaliser son attention sur les discussions. Louve défendait avec conviction une stratégie dont les tenants et aboutissants échappaient complètement à la sorcière.

Alix avait été limpide : Naola était autorisée à assister à la réunion à condition qu'elle n'émette aucune critique, qu'elle cesse de geindre et de tempêter contre la décision du vampire. La présence de Mordret, inclus aux forceps dans le groupe qui, de toute évidence, se connaissait de longue date, avait soulevé quelques résistances.

Louve, en particulier, s'était insurgée, mais elle avait fini par céder devant l'évidence : ils ne disposaient pas du luxe de se passer d'un combattant de plus, qui plus est lorsque celui-ci bénéficiait de capacités physiques surnaturelles et d'une longue expérience de bataille.

Tout au long des discussions la concernant, la vieille créature avait gardé un silence indifférent. Seule condition à son concours : il avait exigé que son nom n'y soit jamais mentionné. La communauté des siens pouvait se révéler revancharde si elle découvrait qu'il avait contribué à mettre un terme à une situation qui, depuis des décennies, garantissait emploi et impunité aux vampires de la Fédération.

Que Mordret aille de son plein gré à l'abattoir dépassait de très loin les capacités d'entendement de la jeune femme.

Elle venait de perdre celui qu'elle considérait comme son petit frère et celui qu'elle estimait plus que son propre père risquait de disparaître tout aussi brutalement, mais l'Once n'en avait que faire. Seul comptait son objectif sanglant : tuer Leuthar avant qu'il ne récupère l'extraordinaire réserve de magie dilapidée à Niémen. Libérer la fédération.

Louable quête qui n'empêchait pas sa gorge de déborder d'une bile amère.

Dix-huit. Son regard s'était encore échoué vers le cadenas. Elle fronça les sourcils. Non, trente-deux. Quelques instants plus tôt, Ditte, la grande sorcière aux cheveux blancs, avait déposé sa vie à la garde du coffre. Elle avait manipulé la pêne et le loquet, de ses longues et fines mains pâles actionné les charnières usées — elles avaient grincé comme pour se moquer — et offert quelques gouttes de son sang au fond de la boîte. Elle avait, sans hâte ni crainte, scellé son sort et sacrifié le reste de son existence en combustible à l'invraisemblable artefact. Gonflé de tous les possibles auxquels elle renonçait, l'objet courberait le cours du temps à leur convenance, jusqu'à l'offensive qui les mènerait à la victoire ; ou jusqu'à l'épuisement. Ditte avait estimé autour de trois cents le nombre de leurs essais. Quatre-vingt-dix-sept.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant